Lettre de Cayenne
 

Texte de voyage d'Alain Bosmans

Depuis toujours, la Guyane a mauvaise réputation. Voila déjà 200 ans, durant la Révolution Française, Billaud Varenne, 1'ancien conventionnel président des Jacobins qui y fut déporté après le 9 brumaire de l'an 2, décrit ce territoire comme étant « l'endroit le plus vide et le plus ignoré de la planète... ». Raison sans doute pour laquelle au siècle suivant la France y mit en place un bagne de sinistre mémoire. Depuis lors le nom de Cayenne n’a cessé de faire frémir bien des imaginations. Alfred Dreyfus y fut détenu seul sur l’île du Diable six années durant. Dans les années mille neuf cent vingt, Arthur London décrivit, par de remarquables reportages, les épouvantables conditions de détention du Bagne de Cayenne et de St Laurent de Maroni. Enfin Papillon dans le récit de ses années de réclusions aux îles du Salut contribua à entretenir l’image infernale de ce département français coincé au cœur de l’Amazonie entre le Brésil et le Venezuela. Plus récemment l’installation du Centre d’Expérimentation Spatiale à Kourou, d’où sont désormais tirées les fameuses fusées Ariane, ont sans doute redoré le blason de ce territoire. Mais ce dont on ne parle pratiquement jamais lorsqu’on évoque la Guyane, c’est de l’OR ! Un métal dont l’extraction aura pourtant marqué à jamais ce territoire d’outre mer, déclenché une véritable « Ruée » et attiré, depuis la seconde moitié du 19ème  siècle, une foule d’aventuriers de tous poils sur ce bout de continent sud-américain d’une sauvage beauté.

Laissez-moi-vous en causer... J'en reviens !
L’occasion me fut offerte de découvrir le mode de vie très particulier de ces aventuriers du précieux métal par Christian du voilier « Marie-Thérèse ». Un voilier que j’avais rencontré en début d’année à Salvador de Bahia et que je retrouvais au mouillage de Cayenne. Avec sa femme Eveline et son fils de 6 ans Damien, sur son beau ketch bleu en acier de 13 mètres de long qu’il a construit en partie lui-même, Christian  s’apprêtait  à remonter le fleuve « Approuage » jusqu’au village de Régina. L’objectif  était de visiter quelques camps de chercheurs d’or, et notamment celui des frères Cauvin (Jacky et Fafa, surnommés « les Daltons ») qui l’avaient invité au camp de « Pierrette ». Christian  est un ancien officier de marine marchande, devenu patron de pèche puis commandant de remorqueur dans la recherche pétrolière en Afrique de l’Ouest avant de s'en aller vivre sur l'eau voila 2 ans avec femme et enfant. Nos expériences professionnelles et des relations communes sur la côte ouest-africaine nous rapprochèrent et c’est ainsi qu’il me proposa de se joindre à lui pour cette petite ballade à la recherche de l'or guyanais. Ce que j’acceptais avec enthousiasme !

Regina est un village amazonien du bout du monde, endormi au bord d'un fleuve indolent  auquel on accède depuis Cayenne, soit par la route après 4 heures d'une piste chaotique dans un véhicule tout-terrain, soit en bateau après 28 heures de navigation, ce que nous avions choisi de faire. Il suffit alors de longer la côte au moteur vers le sud à contrecourant jusqu'à l'embouchure du fleuve guyanais de l’Approuage, que l’on remonte ensuite sur une vingtaine de miles. La vaste embouchure bordée de palétuviers se resserre progressivement et tandis que les berges se rapprochent, le voilier s'enfonce au travers d'une trouée liquide, dans un univers végétal, au centre d'une double muraille de verdure opaque et infranchissable.
Mais avant de rentrer dans le village de Régina qui sert encore aujourd’hui de relais à de nombreux chercheurs d’or, rappelons brièvement ce que fut l’histoire de cette « Ruée vers l’Or Guyanais ».  Tout commence en 1856 et précisément sur le fleuve Approuage où fut trouvé le premier or guyanais. Rapidement la Compagnie Aurifère de l'Approuage est fondée. En quelques années les filons se multiplient, les premiers arrivés réussissent à extraire de la rivière des quantités non négligeables de métal fin. La rumeur se répand, attirant aussitôt de nouveaux pionniers. Pendant un siècle, la Guyane sera atteinte d'une fièvre intense et insensée. Chaque fleuve, chaque rivière, chaque filet d'eau sera fouillé, tamisé, retourné. La toponymie du territoire en témoigne et sur une carte de la Guyane aujourd’hui les noms des villages, hameaux et lieux-dits évoquent ces aventureuses entreprises, les espoirs et les déceptions, les réussîtes et les échecs de ces premiers orpailleurs: « Dieu-Merci » - « Découverte » - « Dégourdis » - « Trésor » - « Elysée » - « Décision » - « Bagatelle » - « Bonne-Entente » - « Petit-Paradis » - « Popote » - « Patiente » - « Espoir » - « Certitude » - « Cent-Sous » - « Pas-trop-tôt » ...

En 1939 il y avait de 10 à 12 000 orpailleurs en Guyane. On y trouvait des camps dans tous les coins. Tous ceux qui avaient deux jambes étaient dans les rivières. La vie de ces hommes rudes n'était pas celle d'enfants de cœur. Beaucoup mouraient jeune, de maladie ou d'accident dans la forêt. Ceux qui en revenaient, avaient fait fortune dans de telles condition de rudesse et de privation que bien souvent ils dépensaient tout leur or en quelques semaines à Cayenne avec des filles et du tafia... C'était le temps où les recherches se faisaient sans permis, sous le règne de la contrebande et la loi du fusil. L'unité monétaire n’était ni le dollar ni le franc, mais le gramme d'or qui permettait de tout acheter. Dans la forêt, le fusil permettait de se nourrir de gibier et de se défendre, on s'en servait également pour régler ses comptes et ses dettes.... De ces mœurs sauvages, auxquels il faut ajouter la présence d’anciens bagnards libérés sur place, la Guyane a conservé la nostalgie d’un territoire de Western où l’on n’est pas trop à cheval sur les lois et règlements qu’une administration française « tropicalisée » est chargée de faire respecter avec plus ou moins de rigueur... Au début du siècle on extrayait (officiellement) de Guyane cinq tonnes d'or par an. Aujourd'hui quelques aventuriers continuent à arracher à la rivière, de façon plus ou moins légale et régulière, quelques centaines de kilos tous les ans....

Lorsque nous arrivons à Régina, il y a déjà un voilier mouillé devant le petit ponton de bois du village. C'est "La Buse », le bateau seychellois de l’ami Francis. De nationalité Suisse, originaire de Lausanne, Francis vit sur son voilier depuis déjà une quinzaine d’années en compagnie de la charmante Marina (un joli nom lorsqu’on vit sur un bateau !) originaire des Seychelles. Un voilier qu’il a construit lui-même de ses propres mains car Francis est un extraordinaire bricoleur qui sait tout faire. Et notamment des bijoux en or, ce qui explique en partie sa présence aujourd’hui à Régina. Le bijoutier suisse a beaucoup bourlingué dans l’Océan Indien avant de débarquer ici dans le but de refaire la caisse de bord. Nous nous étions déjà rencontré dans la Bahia de Todos Santos à Salvador et, à Régina, où il est arrivé depuis plus d’un mois, il est devenu l’homme de main, le bricoleur, le réparateur du camp d'orpailleur de Jean Fleury situé à moins d’une heure de pirogue sur un affluent de l’Approuage.
Jean Fleury, que j'aurai l'occasion de rencontrer quelques jours plus tard et à qui j’achèterai une petite galette de poudre d'or pur et fin, est un français d'une cinquantaine d'années. Cheveux  grisonnants, regard énergique et dur, manquant complètement d'humour, avec l'habitude du commandement. On dit qu’il vient d’une très bonne famille. Et dans celle-ci, on dit que c'est celui qui a mal tourné… Tous les autres, parents, oncles, frères, cousins, sont devenus hommes d’affaires, militaires ou diplomates ! Lui il est orpailleur en Amazonie ! Au camp de Régina il fait régner parmi ses employés, la plupart brésiliens et clandestins, une discipline de fer ! Les plongeurs se relaient par équipes de 5 heures du matin à 22 heures le soir. La nuit les hommes plongent avec des torches sous-marines. On y travaille le samedi, le dimanche, la mine n'arrête jamais. Sauf quand survient une panne ! Panne du groupe électrogène, d’un moteur hors bord, d’un compresseur, … Et c’est là que Francis intervient.  Francis il est payé pour ça ! Intervenir, en vitesse pour réparer, arranger, aménager, bricoler tout ce qui mérite de l’être sur le camp, de manière à ce que jamais le travail ne s’arrête !

A Régina, nous resterons une grosse semaine, dans l'attente d'une pirogue pour remonter le fleuve jusqu'au camp de « Pierrette » où nous sommes attendus par Jacky et Fafa Cauvin surnommés « Les frères Daltons ».  Lors de mes séjours au Kenya et aux Comores, quelques années plus tôt, j’avais déjà entendu parler de  ces deux cocos dont la réputation de joyeux farceurs circulait un peu partout dans la  communauté francophone de l’Océan Indien. On racontait notamment comment, à St Denis de la Réunion dont ils sont originaires, les deux frères volèrent, un soir de cuite, la jeep de la gendarmerie pour la plus grande gloire de l’institution militaire qui, pas fier, ne souhaita jamais faire la lumière sur les auteurs du forfait … Ou encore, comment à l’île Maurice, ils se lièrent avec une paire de menottes et pendant trois jours traversèrent l’île en s’arrêtant régulièrement dans des lieux publics pour demander où l’on pouvait trouver un forgeron ou un serrurier… Je trouvais plutôt rigolo de retrouver au fin fond de l’Amazonie guyanaise ces deux flibustiers modernes dont les exploits canularesques avaient traversé les océans.
En attendant de les retrouver, nous allons passer une semaine au ponton du village de Régina dont on a vite fait le tour: Quelques centaine d'habitants logés dans des bâtisses en bois, plusieurs gros « carbets » autour d'une petite église vétuste, deux commerçants chinois chez lesquels on trouve de tout, trois restaurants et une boite de nuit peu attrayante, surtout fréquenté le samedi soir par les légionnaires d’un camp voisin. En face du débarcadère, il y a aussi un petit bistrot où nous avons élu domicile lorsque nous sommes à terre : le « Régina Palace », qui n'a, comme on peut 1'imaginer, de palace que le nom ... Le village et ses commerçants servent de point de ravitaillement aux différents camps d’orpailleurs qui se succèdent en amont du fleuve. Au-delà de Régina il n’y a en effet plus ni route ni possibilité de navigation et les camps d’orpailleurs qui s’y trouvent ne sont accessibles qu'en pirogue ...

Lorsque nous sommes arrivés, Jacky nous avait fait dire qu’un de ses plongeurs brésiliens, nommé Féliciano, devait remonter de Régina en pirogue avec 4 futs de gas-oil samedi prochain; nous aurions suffisamment de place pour monter avec lui en se tassant  dans une grosse pirogue ! Samedi pas de Féliciano ! Dimanche non plus ! Lundi, toujours pas de Féliciano en vue … Nous décidons d’affréter une pirogue et de monter avec un indien répondant au nom de Bernis. Bernis connaît bien la rivière ! Et il faut cela car le camp des « Daltons » se trouve à une bonne centaine de kilomètres en amont  et monter là haut est une véritable expédition. Il faut compter 6 à 7 heures de pirogue avec un bon moteur qui remontera le courant à plus de 10 noeuds de moyenne, s’enfonçant dans un univers végétal de plus en plus dense, dans un parcours semé d’embuches à travers rochers et rapides qu’il vaut mieux bien connaître...
Nous sommes 8 dans cette grosse pirogue de long, avec nos sacs, des provisions, des armes de chasse et tout un équipement hétéroclite. I1 fait beau, le décor est majestueux. Vers midi nous nous arrêtons dans un premier camp de chercheur d'or: Le camp des « Suisses » à qui nous rendons une courte visite leur laissant du courrier et quelques provisions. Puis c'est le premier saut: Le saut « Athanase », le plus impressionnant, le plus dangereux aussi. Un «  saut » est une sorte de rapide, ou de série de rapides provoqués par une brusque déclivité du cours de la rivière. Pour maîtriser sa trajectoire face au courant, aux remous, tourbillons et rochers, le piroguier, à l'arrière doit parfaitement connaître son affaire.... Il n'y a qu'un seul passage, invisible au néophyte, et la pirogue doit se présenter droit dans l'axe du passage et du courant avant de mettre les gaz à fond. Passera ? Ne passera pas ? De chaque coté à quelques mètres, ou quelques centimètres, il y a le rocher, le caillou, l’écueil et l'eau qui écume en tourbillon tout autour... Une erreur, une mauvaise estimation, que la pirogue touche, que l'hélice heurte le fond, que l'embarcation se mette en travers et c'est la catastrophe qui emportera dans ses remous passagers et bagages… Passera ? Ne passera pas ? A l'avant, Christian tient une pagaye, prêt à repousser le nez de l'embarcation instable loin des rochers qui affleurent. Ouf ! On est passé ! Bernis est un expert qui connaît la rivière comme sa poche ! Et maintenant, sans s’arrêter, nous avançons, perçant la profondeur végétale, pénétrant le verdoyant décor fantasmagorique.

Ici, c’est une ile au milieu de la rivière dont les berges sont de somptueuses falaises de verdure. Une monstrueuse forteresse végétale avec ses remparts de feuilles, ses mâchicoulis de lianes et ces créneaux de branches.... Un peu plus loin, se détachant d'un ciel ombragé c'est une cathédrale verte avec ses clochers feuillus et ses voutes sombres. Un peu plus loin encore la rivière se divise en affluents, confluents, bras, de plus en plus étroits, avec des remous de roches et des rapides bouillonnants tandis que là haut les perroquets s'égayent, les martins pécheurs pêchent et les rapaces surveillent notre lente progression.
Il est 15 heures, nous approchons, nous sommes maintenant à plus de 150 kilomètres de l'embouchure, profondément insérés dans cette jungle sauvage et mystérieuse. Nous passons devant 2 dragues de chercheur d'or en plein travail. C’est le camp « Impératrice » appartenant à la bijouterie de Cayenne « Trésor et Nature ». Enfin, à 16 heures nous arrivons sur 1'Arataye, au débarcadère de Jacky, sous une pluie diluvienne.... Accueillis par un vrai grain tropical. Nous déchargeons la pirogue sous des trombes d'eau avant qu'elle ne reparte aussitôt. Nous sommes trempés jusqu'aux os, il fait étrangement froid, tout est imprégné jusqu'à la moelle d'une incroyable humidité. A quelques dizaine de mètres en surplomb, nous découvrons la case d'habitation, le carbet du camp. C'est une grosse bâtisse sur pilotis à deux étages construites en planches grossières de bois mal équarries et entourée d'une vaste terrasse où règne dans le plus grand des désordres un invraisemblable bordel pour lequel l'inventaire mériterait un Prévert...
Lits, hamacs, peinture, gas-oil, roues de wagonnets, perceuses, mèches, couvertures, combinaisons de plongée, tire fort, draps, chemises, bielles, slips, rotors, groupes électrogènes, pantalons de jeans, files électriques, bouteilles de gaz, tuyaux, flexibles, scies, moteurs en pièces et pièces de moteur, jerricans, piles, plaques, tôles, planches, bougies, bottes, détendeurs de plongée, couverts, cartouches, assiettes, journaux brésiliens, colle, ballets brosse et brosses à dent, cirées de marin, serres câble, rasoirs, conserves de corned-beef, bouquins policiers, chaussures, tauds, couteaux, cartouches, machettes, lampes à pétrole, sacs en plastique, fusils, poubelles, seaux, bandes dessinés pour adultes, pharmacie, serpents en bocal, cônes, riz, ….           
La maison est vide de ses occupants, sur la table, les restes d'un petit déjeuner attestent que ses occupants l'ont quitté le matin même et qu'ils reviendront sans doute le soir, après leur journée de travail. Un chat et un chien hantent cette étrange demeure qui excite au plus haut point ma curiosité.... A la nuit tombante, nous entendons un bruit de moteur sur la rivière, les hommes reviennent. Ils débarquent de leur pirogue, Jacky, Fafa et deux plongeurs brésiliens Ile de Mare et Arno, tous quatre avec des gueules de faits divers. Ils sont fourbus après 10 heures passés sur la barge à quelques kilomètres de là. Mais ils sont heureux de nous voir, nous avons préparé le diner et un Ti-Punch bien tassé. Nous avons également amené du pain et quelques vivres frais pour améliorer l'ordinaire. Ici il n'y a pas d'électricité : le groupe électrogène est en panne ! Il n'y a pas de frigo non plus : La cuisine se fait au butagaz et on s'éclaire à la bougie et à la lampe à pétrole. Nous dinons dans une chaude ambiance fraternelle au milieu des cris de la forêt que nous découvrons.

Je réalise que nous sommes au coeur de l'Amazonie, la plus ancienne vallée du monde ! J’éprouve un certain vertige à réaliser que cette forêt qui s'étend là, dans cette enveloppante obscurité, se prolonge interminablement, sans horizon, jusqu'aux sources de l'Amazone et de l'Orénoque, du Sertao brésilien jusqu'aux confins du Venezuela, de la lagune de Parima jusqu’au lointain Pérou… Ce soir tandis que les bougies sont soufflées, je m'endors comme dans un rêve, bercé par le léger mouvement de mon hamac accroché à la terrasse du carbet.

Dans ce camp, nous resterons 8 jours. 8 jours et 8 nuits à partager la vie d’un camp d'orpailleurs en pleine forêt amazonienne en quête de métal jaune… L'or ! Deux lettres ! L’un des plus petits mots de langue française ! Que de rêves et de passions n'a-t-il pas suscité ? Et pourtant de l’or, il y en a partout ! La plus grande réserve d'or se trouve dans la mer....! Eh oui ! A l'état moléculaire et en proportion si faible que son extraction ne sera sans doute jamais rentable… On en trouve également dans pratiquement tous les terrains de notre globe en quantités plus ou moins dérisoires. On estime que l'extraction de l'or d'un sol devient rentable à partir d'un gramme par mètre cube de matériaux manipulés. Dans les mines d’or souterraines, d’Afrique du Sud notamment où cette proportion est largement dépassée, le minerai est  ramené du fond de la mine à la surface, puis concassé, transformé en poudre et enfin lavé afin d’en extraire le métal précieux. Mais on en trouve également (hélas plus rarement) à l'air libre et plus précisément on trouve cet or à « l'eau libre » … Dans le lit de certaines rivières où il est mélangé à du sable et des gravillons sous formes de pépites, paillettes ou poudre.... Il convient alors de pomper et de remonter en surface (à l'aide d’une drague ou de pompes aspirantes) les éléments qui constituent le fond de la rivière. Ce sédiment sera alors lavé afin d’en séparer le métal précieux des autres matériaux, et ce en utilisant la principale propriété de l’or (en dehors de sa rareté) qui est sa densité : égale à 18 puisque le volume d’un litre d'or pèse rien moins que 18 kilos. Et c’est exactement ce que font les frères Cauvin dans l’exploitation aurifère où nous nous trouvons et où j’écris ces lignes pour vous en expliquer le fonctionnement !

L’exploitation aurifère de Jacky comprend 2 dragues. Chacune d'elles est constituée de deux flotteurs sur lesquels est fixée une puissante pompe aspirante couplée à un compresseur de plongé et reliée à un gros tuyau flexible qu'un plongeur muni d'un narguilé dirige sur le fond de la rivière. En surface, sur la drague, la pompe est prolongée d'un plan métallique légèrement incliné sur lequel se déverse le flot d'eau et de gravats que l'on vient d'extraire. Ce plan incliné est savamment agencée avec divers rails, quadrillages, tapis métalliques et plastiques qui permettent de retenir au fond du tapis les matériaux les plus lourds, tandis que les plus légers, vulgaires cailloux, sables et gravillons sans poids et sans valeur, sont immédiatement rejetés à la rivière par le flot continu de la pompe refoulante. Les pompes fonctionnent ainsi 8 heures par jour avec deux plongeurs qui se relaient sous l'eau. C'est un métier très dur car plonger en rivière n’est pas une sinécure et j’avoue avoir refusé l’invitation qui m’en fut faite d’essayer ! Lorsqu’on sait toutes les bestioles qui s’y trouvent ... Et même si l’eau est, à ce niveau de la rivière, parfaitement claire en surface (et même potable !), elle s'assombrit rapidement dés que l'on s'enfonce et à partir de 4 mètres, le plongeur est dans une totale obscurité. Il travaille à tâtons dans un univers hostile ! Au bout de 3 ou 4 jours on arrête les pompes pendant une matinée et on effectue un « relevé de drague » ; c'est à dire que l'on récupère le résidu qui s'est maintenu au fond des tapis à la suite du passage pendant ces dizaines d'heures de ces centaines de mètres cubes de gravats lavés par l'eau du fleuve. Ce résidu, qui tient dans deux grosses bassines est constitué d'une sable gris noir et lourd auquel (on l'espère...) l'or est mélangé dans une proportion (qu'on espère grande) et qu'il convient de déterminer en séparant le bon grain de 1'ivraie, l'or du sable.... Pour y parvenir, on commence tout d'abord par passer ce sable au tamis afin d’en éliminer les gravillons les plus gros et les éventuels pépites ou paillettes d’or qui pourraient s'y trouver. On appelle « pépite » un amalgame d'or de plus d'un gramme, la « paillette » fait moins d'un gramme. La poudre d'or, elle, est minuscule et passe au travers su tamis ! Pour la récupérer, une seule solution : Utiliser du mercure qui possède la propriété singulière (et fort utile) de s’amalgamer à la poudre d’or.  Cette dernière opération est réalisée dans une « batée ».

Une batée est un cône métallique aplati (en forme de chapeau chinois à l’envers) dans lequel on lave une dernière fois avec milles précautions le dernier résidu que l'on vient de sortir des différents tamis précédents après l’avoir mélangé à quelques gouttes de mercure. A l'aide d'un mouvement circulaire des bras et des mains, l'orpailleur fait tourner sa batée au dessus de l'eau. Le geste est précis, le tour de main adroit et rigoureux.  Tournant vivement, les particules les plus légères sont expulsées par la force centrifuge avec l’eau. Finalement, après quelques minutes, ne reste au fond du cône que l'amalgame d'or et de mercure sous la forme d’un minerai gris clair. Il suffit alors de déposer ce mélange d’or et de mercure dans un petit moule en forme de galette et de le chauffer au chalumeau pour faire évaporer le mercure résiduel (en évitant de respirer ces vapeurs mortelles). L’or retrouve alors son inimitable couleur jaune et toute sa valeur. C’est un moment magique, et chacun sur le camp, cessant toutes activités, entourant la batée en silence, gardant son souffle, quasi religieusement, regarde l’or naître… Voila ! L’opération est terminée ! La galette de poudre d’or fin est maintenant là, dans le creux de ma main, lourde et pure !

Je ne peux, néanmoins, m'empêcher de penser à l'incroyable difficulté de cette apparition. Lorsque l'on réalise quel travail, quels efforts, quels sacrifices il a fallu réunir pour parvenir à cette dérisoire petite plaquette circulaire de la forme de galette bretonne... Ces dizaines d'heures de plongeurs dans des conditions épuisantes et dangereuses… Ces centaines de mètres-cubes arrachés, retournés, lavés… La peine,  les risques, l'obstination de ces hommes vivant précairement loin de tout, à l'autre bout du monde, au fond de cette forêt hostile, dans un univers sauvage et sans merci… Sans doute, cette galette, résultat des trois journées de travail de quatre hommes sur une drague se négociera-t-elle à Cayenne plus d'un million de centimes de francs ! Néanmoins, je crois que je ne pourrais plus jamais regarder un bijou en or de la même façon.... Et vous, jeunes femmes et fillettes, récemment libérées, vous autres midinettes, ménagères et femmes du monde branchées qui paradez le soir avec vos colliers, vos bracelets, vos bagouses et autres boucles d'or, si vous saviez ce que ce métal a couté d'énergie et de courage, de sueur et de sang, de fièvre et de foutre à ces hommes farouches,vous ne les porteriez sans doute pas avec la même frivolité. A moins que … Justement !       

Une telle activité est-elle rentable ? Lorsque j'ai posé la question à Jacky, il m'a répondu avec la boutade suivante: « Dans la vie, il y a trois façons de perdre de l'argent. Le jeu, les femmes et l'or ! Le jeu c'est le plus rapide, les femmes c'est le plus agréable, mais l'or c'est encore le plus sûr !  En dehors du bon mot, je crois qu’effectivement il est très difficile et hasardeux de faire fortune aujourd’hui en extrayant l’or des rivières guyanaises. D’ailleurs, rares sont ceux qui poursuivent suffisamment longtemps ce type d’aventures pour en tirer des bénéfices substantiels. Le moins que l’on puisse dire est que cette activité est extrêmement dangereuse, précaire et incertaine. Sans parler du caractère illégal et clandestin de la plupart de ces camps… Ne fut ce qu’à cause du mercure (qui est un produit particulièrement polluant pour l’environnement), dont l’utilisation dans ces conditions est strictement interdite en Guyane, comme ailleurs …

Partager pendant huit jours la vie de nos amis orpailleurs nous permit également de découvrir la forêt Amazonienne. Couvrant une superficie égale à trois fois celle de la France, c’est la plus importante, et l’une des dernières, forêts vierges et primaires existantes sur notre planète. N’ayant jamais été défrichée par quiconque (d’où son qualificatif de « vierge ») la forêt amazonienne est constituée d'arbres énormes et sans âges dont le tronc sans branche déploie à plus de 20 mètres de hauteur une couverture feuillue hermétique qui interdit à la lumière de passer. Au sol donc, il n'y a ni plantes, ni herbes, ni buissons, ni maquis infranchissables comme ceux que l’on trouve habituellement dans les forêts secondaires d’Europe. Dans la forêt vierge, seuls ces immenses troncs espacés et ces innombrables lianes relient un sol d'humus noir et glauque à un plafond de verdure opaque.  C’est un univers monochrome dans lequel tout est vert, du plus clair au plus foncé. Sous une canopée si dense les rayons du soleil ne passent pas et quelque soit la saison il fait toujours sombre en plein jour au niveau du sol.
En dehors de l'aspect mono chromique, de l'obscurité permanente, et de l'humidité oppressante, ce qui frappe tout d'abord en forêt, c'est le bruit et les sons étonnants qui émanent de cette vie multiforme. De mon hamac, tandis que l’aube pointe, que le soleil tente de percer l’épais brouillard qui recouvre le fleuve tel un lourd édredon de moiteur étouffante, j'écoute l'extraordinaire tintamarre des animaux de la jungle. Ebats, cris, frottements, rumeurs, murmures, chuchotements, chants, roucoulement, hurlements, barrissements, égosillements, sifflements, froissements, … Etrange musique, curieux concert donné par les oiseaux, les fauves, les rapaces, les singes ! Une journée de lutte et de survie commence dans un joyeux remue-ménage. Et tandis que le fleuve fume, qu’en émane des vapeurs d’eau qui tourbillonnent et s'écoulent floconneuses et sales, de la terrasse du carbet j'écoute l'incroyable vacarme que font retentir les singes hurleurs…

Nous sommes partis remonter l'Arataye avec un petit canot, emportant des fusils. La rive, à perte de vue forme un immense rempart chaotique. Forêt renversée, racines, broussailles végétation folle, dévoreuse, basse, immergée, reluisante, inextricable, majestueuse et royale. Un monde de fantasmes et de merveilles, un décor de contes de fées, un pays pour Alice ! Nous avançons sur l'eau verte, sans moteur, nous laissant dérivé par le courant, surveillant les rives, le fusil à la main, aux aguets, silencieux dans une chaleur d'étuve. Tout devient rapidement fantastique et monstrueux dans cette solitude aquatique et verdoyante. La forêt est très giboyeuse mais nous ne sommes pas trop expérimentés pour pouvoir en profiter. Les chasseurs du pays, les hommes de la forêt, indiens ou nègres marrons, eux, savent écouter et entendre... Ils reconnaissent et peuvent imiter le cri des animaux, ils savent les appeler, leur répondre, les surprendre.... Et des animaux, il en est de toutes sortes dans cette forêt. Une véritable ménagerie dont on devine la présence si proche...! Des oiseaux, innombrables, du plus gros okko (grosse dinde sauvage), au plus petit oiseau mouche, en passant par le maraille (sorte de poule faisane), le toukan, le paracoua (ainsi nommé à cause du cri rauque qu'il pousse), les perroquets jacot et ara, l'oiseau buffle au beuglement si étrange, l'oiseau « mon père » (roux et chauve), l’urubu, l'aigle pécheur, le condor royal, la poule préhistorique, le martin pécheur, l'ibis, le colibri, ... Parmi le gros gibier, il y a les quatre redoutables prédateurs que sont le jaguar, le puma, l'oslau et le chamarguet. Parmi les « prédatés » (si je puis dire...), on trouve le maipuri (une sorte de tapir qui peut atteindre 400 kilos, dont la viande est délicieuse et qui sera la cible préféré des chasseurs), le Cabiai (gros rongeur), l'antilope, la biche rouge, le pac, le cochon-bois, le cariacou, le tamanoir, l'agouti, ... Et il y a aussi le gibier sans poil : Caïman, tortue, serpents, iguanes, lézards ...

Un autre jour, nous sommes partis à pied, avec Christian et Hilde de Mar, chasser sur un petit layon d'orpailleurs. La forêt primaire est d’accès relativement facile une fois franchi, à partir de la rivière, l'inextricable barrage végétal de la rive. On avance alors aisément, et on progresse rapidement sur un sol spongieux et détrempé constitué d'un amoncellement millénaire de pourriture, en suivant le « layon ». Un layon est une sorte de sentier qui traverse la forêt, uniquement repéré, toutes les dizaines de mètres, par des signes et entailles laissés à coup de machette, sur les arbres, sur les branches, les lianes. Pour éviter de se perdre, comme le petit poucet, on suit, à l’aller comme au retour, les signes gravés dans les écorces. Il est essentiel de ne pas quitter le layon. Sinon, une fois égaré, il serait extrêmement difficile de se situer… Dans ce décor semblable et uniforme, le risque serait grand de ne jamais retrouver le chemin vers la rivière et d'errer ainsi longtemps dans cette jungle sauvage et hostile. Apres une heure de progression, dans une atmosphère suffocante d'humidité, il se met à pleuvoir... De la voute végétale tombent, d’abord faiblement de la canopée, quelques grosses gouttes d'eau chaude. Puis le plafond est percé de trombes d'eau, des torrents s'écoulent des cimes, rapidement nous pataugeons dans 10 cm d'eau boueuse... De l'eau, de l'eau, il y en a partout ! J'ai de la buée à l'intérieur de mes lunettes, des gouttes à l'extérieur, de l'eau jusqu'aux chevilles, les vêtements trempés qui collent à la peau… L’impression d'être dans un aquarium.... Nous poursuivons notre marche dans une pénombre inquiétante en veillant bien à suivre à chaque pas les repères du layon, à bien reconnaitre les entailles dans l'écorce détrempée des arbres, les lianes coupés, tout en faisant gaffe où nous mettons nos pieds ! Car la forêt a aussi la fâcheuse réputation d'être bourrée de reptiles et d’une multitude d'insectes qui y vivent, rampent, volent, sautent, grouillent partout dans cet invraisemblable capharnaüm animalier aux formes multiples : mouches, moustiques, araignées, vers, tiques, papillons, scarabées, libellules, mygales, fourmis, chauves-souris, taons, scolopendres, tarentules, chenilles, mille pattes, scorpions, … Brrr…!

Rassurez-vous ! Je ne suis pas resté dans cette forêt onirique … J'en suis revenu ! Sur le plancher des vaches, ou plus précisément sur le pont de mon bateau, à Cayenne où je me remets de ces émotions avant de reprendre la mer ! Au mouillage, le vent qui souffle dans ses haubans invite la Cigale à danser tout l'hiver ! La semaine prochaine je mets les voiles... Tout dessus ! Prochaine escale : la mer des Caraïbes et les îles des Antilles…  Affaire à suivre.... D'autres mers, d’autres iles, d'autres horizons, d’autres escales et d'autres forêts m'attendent ! En partant, je garde en tête le plaisant conseil de Jacky : « Mieux vaut boire du champagne à Cayenne que de casser des cailloux à Epernay… »

Alain BOSMANS
Cayenne - Novembre 84