La Cigale : Mode d'emploi
 

Texte de voyage d'Alain Bosmans
 

Imaginez-vous sur un sloop de 11 mètres de long (disons un Kirk des chantiers Amel à La Rochelle par exemple) au mouillage d’une baie bien protégée sous le vent d’une ile des Caraïbes (disons Prikly Bay à Grenade, d’où je vous écris actuellement). Vous vous levez le matin (car il faut bien se lever à un moment ou à un autre de la journée, encore que rien, à vrais dire, ne vous y oblige), vous vous levez donc le matin avec le soleil qui inonde votre couchette (car vous dormez déjà depuis 2 ans à la belle étoile, ne l'oubliez pas !). La première chose dont vous éprouvez le besoin (la chose est bien naturelle) c'est de pisser...! Bien ! Si vous êtes du genre masculin, vous opérerez par dessus le balcon arrière, debout, noblement planté face à la ligne bleu d’un horizon qui n’a rien de vosgiens. Pour les personnes du beau sexe, la Cigale (car c’est le nom du voilier sur lequel vous vous trouvez) possède également un petit banc en bois verni, suspendu à l’arrière du bateau, commode et discret, qui offrira pour les dames, tout aussi simplement, les mêmes commodités....! La Cigale a aussi, bien sûr, un vrai chiotte à l'intérieur pour le mauvais temps ou le voisinage trop proche, mais tellement moins romantique....!

Bon ! Ensuite je suggère que vous petit déjeuniez. Vous aimez les œufs à la coque...? Moi aussi ! J'adore ! Vous les ferez bouillir 3 minutes dans de l'eau de mer que vous avez au robinet sur l'évier à l'aide d'une petite pompe à pied ! Car, c'est bien évidemment avec de l'eau de mer que vous ferez cuire les œufs, le poisson, les patates et tous autres légumes à l'étuvée dans la cocotte minute. C'est également de l'eau de mer que vous utiliserez (puisque vous en êtes entouré et qu'il suffit du moindre effort pour en disposer gratuitement sans limite) pour laver votre bateau, son pont, le cockpit, la vaisselle et même votre linge ou vous-même (qu’il suffira de rincer une dernière fois à l'eau douce). Ensuite, le soleil monte vite et vous constatez qu'il commence à faire chaud.... PLOUF ! Et vous n'avec plus chaud… Une demie heure plus tard, vous avez peut être de nouveau trop chaud : RE-PLOUF.... ! Et c'est là une opération que vous pourrez renouveler autant de fois qu'il s'avérera nécessaire tout au long de la journée… Connaissez-vous un autre moyen plus simple, plus agréable, plus rapide et plus économique de domestiquer les contraintes climatiques…? Moi pas !

Bien ! Midi approche et vous commencez à avoir la dalle (car rien ne creuse plus à ne rien faire que de n'en éprouver aucune culpabilité...!). Vous prenez un masque, tuba, ceinture de plomb, fusil sous-marin et vous allez nager du coté de la grande caye de corail, là-bas... C'est bien le diable si au bout d’une heure vous ne me ramenez pas quelques jolis poissons ou une belle langouste….!

L’après midi, si vous n'êtes pas terrasser par une sieste (éventuellement crapuleuse avec l’une de ces belles indigènes plus ou moins vénales que vous aurez rencontré sur la plage ou dans la boite de nuit du coin), ou occuper à d’autres divertissements nautiques, littéraires (on lit beaucoup sur un bateau où ya pas la télé) ou mondains (on se reçoit énormément entre voiliers à l’autre bout du monde), nous pourrions lever l'ancre et faire un tour à la voile dans la baie d'à coté. Là, au mouillage sauvage d’Hoegh Island, on retrouvera des voiliers amis français, hollandais ou américains avec lesquels, chez l'un ou chez l’autre, on prendra quelques ti punch, on fumera quelques joins avant de dîner, on jouera de la guitare, chantera et discutera passionnément toute la nuit de l'avenir de ce gosse, qui vit là, sur ce bateau avec ses parents, avec nous, toute la journée dans l'eau, loin des bagnoles, des écrans publicitaires et des écoles de la République.

Oui ! Sans doute n’ai-je décrit ici sommairement que le bon coté des choses ! Il y a aussi évidemment de nombreuses contraintes inhérentes à ce mode de vie sur l’eau sous les tropiques. Il faudrait évidemment parler de l'approvisionnement du voilier, en nourriture, en eau douce et en gas-oil ; de la difficulté à faire la cuisine sur un petit réchaud sans frigo ; du moteur qui tombe en panne, de la corrosion par l'eau de mer qui ronge tout et nécessite un entretient permanent et des soins constants sur le bateau ; du mauvais temps au mouillage lorsqu’on ne ferme pas l'œil de la nuit, de l’isolement et de la solitude quand il pleut tout la journée et que le courrier n'arrive pas depuis 2 mois …

Une telle démarche par ailleurs n’est sans doute pas accessible à tous. Elle requiert en effet des dispositions particulières, des qualités et des vertus spécifiques au premier rang desquels il convient de mettre l’ECONOMIE et l’AUTONOMIE.

Etre économe

Sur un voilier, c’est vital ! Econome de son argent tout d'abord... Cela va sans dire... ! Quelques soient l’importance du capital que l'on possède au départ, il se dilapidera vite si l'on n'a pas le plus grand souci de le préserver le plus longtemps possible en limitant quotidiennement ses dépenses au minimum et à l'indispensable. C'est ainsi que le navigateur hauturier préférera le poisson qu’il pêche à toute autre nourriture achetée ; qu’il séjournera plutôt au mouillage dans cette petite baie sauvage et gratuite que dans cette grande marina encombrée et payante. S’il quitte son bateau pour visiter l’intérieur d’un pays le « voileu » n’utilisera que les moyens de transport collectifs et populaires, les petits hôtels et les restaurants locaux en évitant soigneusement les taxis, les tours opérateurs, les grands hôtels et autres attrapes-couillons touristiques.

Ce souci constant d’économie devra s'exercer dans les domaines aussi importants sur un voilier que sont l'eau douce et l'énergie. Rien n’empêche en effet le navigateur de prendre 3 douches d'eau douce par jour et de laisser son projecteur de pont éclairé toute la nuit. Mais sur un voilier, on apprend vite que tout se paye cash et au comptant. Pour chaque litre d'eau gaspillé il faudra rapidement récupérer l'équivalent en eau de pluie ou remplir à terre les jerricanes d’eau douce en quantité équivalente au gaspillage. Pour toute utilisation superflue de l'électricité à bord, il faudra faire tourner le moteur ou le groupe électrogène, ce qui provoquera du bruit, des gaz d'échappement et la consommation de combustible dont il faudra prévoir l’achat et le transport à bord dans des conditions souvent difficiles. Sur un voilier, la correspondance entre consommation et prix à payer est immédiate et évidente. Contrairement à la ville, la mer ne fait pas crédit ! Le citadin qui tire sa chasse d’eau dix fois par jour, qui fait inutilement couler son robinet et trouve normal qu'on laisse allumer toute la nuit les vitrines et éclairages publiques de sa ville, réalise mal ce que ce gaspillage lui coûte réellement en facture, impôts, nuisances et détérioration de son environnement… Il ne le paye qu’à la fin du mois, de l’année ou de sa vie … (Et pour donner une idée de ce décalage, vous trouverez à la fin de ce document les chiffres de la consommation énergétique de la Cigale durant ces 18 derniers mois dans un environnement inégalable.)

Etre autonome

Du jour où, partant sur un voilier on décide de rompre les amarres, il convient dans de nombreux domaines de ne plus compter que sur soi ! La préparation du voilier et de son équipement, la formation acquise et la prévoyance manifestée longtemps en avance seront alors essentielles. Le « Vagabond des Mers du Sud »  selon le titre d’un des merveilleux bouquins de Bernard Moitessier (qui me sert de bible et dont l’énorme avantage sur cette dernière est de ne pas avoir été écrit en hébreux), est un homme minutieux qui a essayé de tout prévoir avant de partir. Inventaire et contrôle sont les deux mamelles de sa démarche ! Quoique vous lui demandiez vous ne le prendrez jamais au dépourvu.  Il montera en quelques secondes à 12 mètres de haut en tête de mat pour changer une poulie et il descendra avec sa bouteille de plongée décrocher son ancre coincée sous une patate de corail par 20 mètres de fond. Il recoudra des œillets à ses voiles et vous mitonnera un « Fish Bourguignon » par 30° de gite. Son moteur diesel n’a plus de secret pour lui (enfin presque…) et il vous transformera en quelques heures et avec quelques planches une couchette en bibliothèque, une penderie en coffre ou une baignoire en annexe (ou inversement). Sur son bateau, il fait la cuisine, du pain, des confitures ou du fromage blanc. Il pêche à la ligne, à la traîne, au fusil, au filet, par action et par omission. Il chasse la perdrix, le mérou et la gueuse. Il sait faire le point et des nœuds. Il sait habituellement d’où vient le vent et par conséquent où il va (encore que …). Il sait godiller, border, choquer, frapper, ancrer (toujours frapper avant d’ancrer) et (à l’occasion) fait le con ! En un mot comme en cent, d’une manière générale et en toutes circonstances, il se devra se démerder seul (ou avec ses copains car la solidarité est grande au mouillage) !

D’ailleurs son équipement vous surprendra par son étendue : Il a le fil qui correspond aux aiguilles, les voiles qui correspondent au temps, les écrous aux boulons, les couvercles aux casseroles, les ampoules aux lampes, les munitions au fusil, le papier aux chiottes, les lunettes à sa vue, la solution aux problèmes, les cordes à sa guitare, d’autres à son arc, d’autre enfin nombreuses que, curieusement, il n’appellera jamais « cordes » mais plutôt selon le cas : bouts, drisses, écoutes, aussières, filins, garcettes, lignes, etc. Il a des sacs pour ses voiles, des housses à ses matelas, des étuis à ses jumelles, des préservatifs au cas où et de la Terramycine en cas d’oubli de ceux-ci !

Et il faut bien cela ! Car si les voiles se déchirent, si le moteur tombe en panne, si l’équipier tombe malade ou à l’eau, c’est seul qu’il devra recoudre, réparer, soigner et sauver. Dans la plupart des cas, l’assistance extérieure à laquelle il sera tenté de faire appel sera inexistante, inefficace ou hors de prix ! Car notre homme en effet n’a rien d’un « assisté » … Il ne cotise à rien et n’est couvert par aucune assurance. Autonome, il a fait le pari, un peu fou en cette fin de 20ème siècle, d’être totalement responsable de son destin. S’il a démissionné de son boulot, s’il a quitté la ville et ses « lumières », s’il a renoncé à ses protections, sa sécurité et ses illusions, c’est qu’il sait, autant par intuition que par conviction, qu’il n’y a pas de liberté là où il n’y a pas de risque et que le prix à payer pour éviter d’en prendre est inacceptable pour un homme libre. Inacceptable la  nécessité de travailler 40 heures par semaine (ou 39 la belle victoire !) pendant 45 ans (ou 43 la belle affaire), pour finir oublié de tous, solitaire dans un asile de vieillards… Oui, définitivement sont inacceptables parce que trop élevées et contraignantes, les différentes cotisations, retenues, impôts, limitations, restrictions, réglementations, interdictions qui sont liées à la couverture illusoire de risques auxquels de toute façon nul n’échappe ! Car enfin l’assurance vie empêche-t-elle de mourir et la sécurité sociale d’être malade ? On peut même penser que c’est le contraire et qu’en déresponsabilisant les gens dans un confort sécuritaire, la société leur retire une part de leur défense et immunité naturelle…

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Les consommations de « La Cigale » entre novembre 1983 et avril 1985

- L’eau douce : La plupart de l’approvisionnement vient de la récupération naturelle de l’eau de pluie.

- L’électricité : Sur la Cigale, l’énergie électrique stockée dans une batterie de 100 amp alimentée par un panneau solaire photovoltaïque n’est pratiquement utilisée que pour faire fonctionner la radio et le lecteur de cassettes 5 à 6 heures par jour (environ 5 amp/jour). Bien que "La Cigale" soit entièrement équipée en éclairage électrique en 12 volts connecté à la batterie, je ne m’éclaire le plus souvent le soir qu’à l’aide d’une lampe à pétrole (dont la lumière est tellement plus chaude et belle), soit une consommation de 3 litres de pétrole par mois.

La cuisine : Une bouteille de butane (type camping gaz) alimente le réchaud à 2 feux qui permet de faire la cuisine. Elle doit être changée en moyenne tous les 45 jours.

Les déplacements : La force du vent sur les voiles a permis de déplacer les 6 tonnes de La Cigale sur plus de 12.000 kilomètres en 18 mois. Energie à laquelle il faut ajouter  quelques 120 litres de gas-oil consommés par mon moteur diesel de 12 chevaux Yanmar à démarrage manuel. Soit une  consommation moyenne de 1 litre de gas-oil tous les 100 kilomètres et 6,6 litres par mois…

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Alain BOSMANS
Grenade  - Avril 1985