LA FLIBUSTE
 
 
  

Texte de voyage d'Alain Bosmans
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CHAPITRE 1 - ARSENE

L'étrave du voilier blanc fendait l'étendue bleu et plate en laissant de chaque coté deux rides insignifiantes qui s'évasaient pour s'estomper rapidement. Pas un nuage dans le ciel, pas un souffle de vent et la surface de la mer réfléchissait comme un miroir les rayons d'un soleil de plomb, déjà haut, avec des reflets métalliques et des éclats d'argent.
--"Quelle chaleur" soupira Arsène. Encore aujourd'hui il lui faudra faire la route entièrement au moteur. A cette période de l'année, le long des côtes Haïtiennes, dans la vaste baie de Port au Prince, les occasions de mettre les voiles sont plutôt rares ! L'été est la période la plus chaude en Haïti ! C'est aussi la saison des cyclones ! Les journées se ressemblent toutes. Le soleil plombe la mer sans un souffle d'air jusqu'à ce qu'en fin d'après midi, vers les 4 à 5 heures du soir, le ciel brusquement se couvre de gros nuages sombres et qu'en quelques minutes un grain violent se déchaîne ! Vent à coucher les mats dans l'eau, pluies torrentielles, tonnerre, foudre, éclairs. Cela dure habituellement quelques minutes, rarement plus d'une heure et, aussi rapidement qu'il fut brisé, le calme revient, cependant que d'autres orages peuvent être redoutées avant la fin de la nuit. Lorsque l'on navigue en voilier l'été le long des côtes haïtiennes, il est prudent de prévoir en milieu d'après midi un mouillage solide à l'abri d'une baie profonde !
La côte, à moins d'un mile, déroulait son ruban montagneux et verdoyant. Arsène aligna l'église blanche du village de "L'anse à Veau" dans le viseur de son compas de relèvement et lut 195 degrés. En revenant au cockpit il faillit marcher sur le corps allongé de Samuel. Le gosse noir, vêtu d'un slip bleu, la tête couverte d'une casquette de régatier à large visière rouge, une paire de lunettes de soleil sur le nez, était allongé au pied du mat, à l'ombre de la grand voile ferlée sous la baume. La casquette et les lunettes qu'Arsène lui avait refilées pour se protéger du soleil étaient beaucoup trop grandes pour lui, et on ne voyait pratiquement plus rien de la tête et du visage du jeune Haïtien. Il est quand même pas gros, pensa Arsène. Pour arriver à se mettre à l'abri du soleil sous ma bôme, faut pas être gras ! Samuel, immobile, les mains sous le menton, allongé à plat pont, regardait la côte de son pays, fixement, en silence....!
--"T'as vu l'église blanche là bas ?"
--"Oui !"
--"On la voit bien, hein ?"
--"Oui !" --"C'est l'église du village de l'Anse à Veau....!"
--"Oui !"

Oui ! Oui ! Oui ! C'était tout ce qu'il avait pu lui faire dire depuis 8 jours qu'il avait embarqué le petit mousse à Pestel ! Tout ceci était ridicule ! Arsène s'en voulait ! J'aurais jamais du embarquer ce môme ! Il s'ennuie et il m'emmerde ! Il ne me sert à rien, toujours dans mes pattes, toujours à répondre "Oui ! Oui !" à tout ce que je lui dis et dont je ne suis pas certain qu'il comprenne le quart ! Ah Bon Dieu ! Je me suis bien fait avoir ! J'étais pourtant prévenu contre les excès d'une sensiblerie misérabiliste en arrivant en Haïti ! Tout le monde me l'avait dit : La charité, l'assistance, les dons, l'aide alimentaire ou financière, le parrainage.... Voila ce dont ce pays était malade depuis 50 ans ! Je le savais par coeur, j'étais plein de certitudes ....! Il ne fallait jamais faire l'aumône, ne pas se laisser attendrir. Ce dont Haïti avait besoin c'était des connaissances, de l'enseignement, de la formation, de 1'alphabétisation, un transfert de technologies, des méthodes de développement adaptées et autonomes.... Tout le reste ne pouvait être que dépendance, humiliation et démobilisation des masses…
Arsène était en train d'en faire l'expérience avec ce gosse ! Et pourtant, la sensiblerie ce n'était pas trop son genre d'habitude ! Lui, le solitaire réfractaire, le sybarite oisif, le routard rentier, le voileux curieux, le soixante-huitard version Moitessier, vivant dans le tiers monde depuis 16 ans, en voyage dans l'Atlantique sud, seul sur un voilier, depuis trois ans… La charité cela n'avait jamais été vraiment son truc...!
-- "Qu'est-ce que j'ai eu besoin de m'encombrer de ce minuscule négrillon de 12 ans...?"

Devant sa table à cartes, Arsène pestait. Il était en Haïti depuis 5 mois: Arrivé seul sur son voilier après une traversée de la mer des Antilles quelques semaines après le renversement du régime honni des Duvaliers, Arsène commençait à s'intéresser vraiment à ce pays déconcertant. Il avait atterri à Jacmel et, aussitôt séduit par la bourgade du sud de l'île, y était resté plus de 3 mois dans une ambiance post-révolutionnaire exaltante. Il avait découvert ce charmant petit port endormi au fond d'une vaste baie, en train de se réveiller sous la poussée de l'histoire. Après 29 ans d'une des plus terribles dictatures que ce monde ait enfanté, après 29 ans de musellement, d'obscurantisme, de féodalisme, d'arbitraire, de tortures, d'exécutions sommaires, d'exil, de corruption, de prévarication, de combines et de trafics en tous genres, après 29 ans d'un pouvoir dont on pu dire qu'il était dans les mains d'une bande de cleptomanes tant ils pillèrent leur pays au de là de toute raison, après une longue nuit douloureuse qui dura 29 ans, le pays tout entier s'était enfin libéré sous la formidable pression de l'église, du peuple et de sa jeunesse qui n'en pouvaient plus !
Dans l'enthousiasme et l'espoir de lendemains qui chantent, Jacmel avait offert à Arsène trois mois d'une inoubliable expérience. Tout de suite, dès l'arrivée au mouillage, on lui avait proposé un poste de prof d'histoire et de géographie dans le collège secondaire franco-haïtien Alcibiade de Pomeyrac. Admiré de ses élevés qui appréciaient l'anticonformisme de ce drôle de prof qui venait d'on ne sait où par la mer, envié de ses collègues qui jalousaient son insouciante liberté, attirant la sympathie de chacun, provoquant la curiosité de tous, il s'était senti adopté par la ville toute entière. Rarement il ne s'était senti autant "chez lui" qu'à Jacmel où souvent on le voyait dîner au "Zombis" ou au "Dom-Bar" avec une jolie mulâtresse prénommé Natacha, danser le dimanche au "Samba Night Club" ou déambuler le soir dans le bas quartier de Ste Anne en quête d'aventures…

Et pourtant, une fois de plus, il avait du repartir, quitter Jacmel, lever l'ancre et mettre les voiles à nouveau, fuyant devant les risques de cyclones en cette saison dans cette baie redoutablement exposée et dans laquelle pour un petit voilier, les conditions de vie et de sécurité étaient devenues particulièrement hasardeuses. Alors, pendant 6 semaines, il avait erré tout au long des côtes de la péninsule sud de la grande île, de criques en baies, de lagons en ports, de mouillages en villages. Il avait découvert ainsi, au fil des jours, un pays inattendu, inconnu et mystérieux. La région était extrêmement pauvre et chaque soir, lorsqu'il jetait l'ancre, des dizaines de pirogues venaient assaillir son bord pour mendier quelques pièces, demander quelques cadeaux, vendre quelques fruits, échanger quelques poissons. Il avait été fasciné par cet accueil de martien, ayant le sentiment d'aller là où personne ne vient jamais; ni par la route (inexistante), ni par la mer, le long d'une côte que les touristes, les plaisanciers ou l'administration ont toujours ignorée. Fasciné et séduit, il avait l'impression de vivre ainsi une expérience exceptionnelle en s'immergeant dans la réalité profonde d'un pays qui commençait à l'envoûter.
Pourtant cette curiosité avait été éprouvante et il s'était bien souvent senti déprimé par tant de pauvreté, tant la misère qui régnait sur cette région était grande. Sur des centaines de kilomètres de côte, il avait visité de nombreux petits villages où vivaient des milliers d'haïtiens dans le plus grand dénuement, dans le plus complet isolement. Pas de route, pas d'électricité, pas d'eau, pas d'approvisionnement d'aucune sorte: Les Haïtiens y mangent ce qu'ils pêchent et cultivent. Les enfants vivent à moitié nus, les adultes se recouvrent de lambeaux de vêtements sans age, beaucoup portent sur leur corps les symptômes de la malnutrition et du rachitisme. Les mots de "médecins" ou "médicaments" n'ont ici aucun sens, aucune existence. On boit l'eau saumâtre de quelques sources glauques que l'on doit parfois aller chercher fort loin sur la tête des femmes et des enfants. La population est ici analphabète à cent pour cent. Chaque village posséde une église desservie épisodiquement par des prêtres itinérants se déplaçant à cheval. Partout des Houngan et Mambos célèbrent le culte des esprits vaudous dans des Houmfos qui retentissent le soir des rythmes lancinants des tambours Asoto.

Et c'est ainsi qu'après six semaines d'errance et de vagabondage au cœur d'un pays à la fois superbe, étrange et désespérant, après des dizaines de mouillages et de villages visités sans s'arrêter plus de 48 heures, dérouté qu'il était par tant de détresse et d'exotisme, Arsène arriva un beau jour à Pestel. PESTEL ! Le village caché, à l'abri des regards et des cyclones, au fond de la baie des Cayemites, devait immédiatement séduire et accroché l'âme romanesque d'Arsène. Il commença par y rester trois semaines (pour se reposer se dit-il) et, sans doute pour être certain de devoir y retourner, c'est à Pestel qu'il avait embarqué le môme ! Le petit mousse ! Samuel ! Contre lequel il maugréait là, devant sa table à carte, en route pour Port Au Prince.
- "Combien j'ai dit, au fait....? 195 degrés....? Bon ! Voila ! On est là... .! Dans trois heures on sera dans la baie de Petit Goave....! Si Dieu vlé ! Quelle chaleur.... Bordel ! "

Chapitre deuxième : SAMUEL

-- "C'est vrais qu'il fait chaud en pile, soupira Samuel, et c'est fou ce que je m'ennuie sur ce drôle de bâtiment qui se déplace au bruit de la machine avec cet étrange capitaine, ce blanc couvert de poils rouges, les yeux toujours cachés derrière des lunettes noires et qui ne cesse de me poser des questions inutiles dans la langue du maître ! Si j'avais su, je serai pas parti de Pestel !"
L'enfant noir n'avait pas bougé depuis des heures, se tenant à l'ombre de la baume, regardant au loin, fixement la côte défilée. Il se sentait pris d'une indicible tristesse qui lui serrait le coeur. C'était la première fois qu'il quittait sa maman, sa famille, le village où il était né et où il était resté durant les 12 années de son existence. Pendant 12 ans son horizon s'était borné à la vue que l'on a lorsque l'on monte sur les ruines du fort Français qui domine le village de Pestel et la baie des Cayemites. Pendant 12 ans, s'il lui était arrivé de monter à bord de voiliers ou de boutres de commerce, c'était toujours amarré dans le port de Pestel. De temps en temps, il pouvait voir des camions, des tracteurs, des véhicules tous terrains qui traversaient les rues de son village, mais jamais il n'avait eu l'occasion de monter dedans et de sortir du village. Alors bien sûr, il avait entendu parler des autres villes de son pays: Jacmel, Jérémie, Cap Haïtien, Gonaïve et de la capitale Port Au Prince dont on disait qu'elle était si belle et si grande… Mais il ignorait tout de ce que pouvait représenter ces noms. A Pestel il est vrai qu'il n'y avait bien sûr pas de télévision, puisqu'il n'y avait pas d'électricité, mais il n'y avait pas non plus ni bibliothèque, ni livres, ni journaux, ni d'ailleurs d'images d'aucunes sortes. A l'école primaire où il venait de terminer avec succès sa classe de C.M.1, il avait travaillé le plus souvent sans manuel et parfois même sans cahiers ni crayons, faute d'argent pour les acheter. A vrais dire, la première fois qu'il était sorti de Pestel, c'était justement voila 15 jours sur le voilier d'Arsène, pour aller au village "des Basses", à 5 miles dans la baie !

Il s'en souvenait bien....! Quelle joie cela avait été quand Arsène lui avait proposé d'être son mousse pour le dimanche suivant...! A la demande de maître Neptune, le directeur de l'école, Arsène qui venait d'arriver au port avec son voilier, avait en effet accepté de conduire ce jour là la petite troupe théâtrale de Pestel en déplacement aux "Basses". Quel dimanche ! Edouard, son grand frère de 22 ans, était venu lui aussi ! Tous les deux, ils avaient aidés Arsène à préparer le voilier, ranger les tauds, relever la seconde ancre, nettoyer le pont ! La troupe était montée à bord le lendemain matin. En tout 44 personnes s'étaient entassées tant bien que mal à l'intérieur et sur le pont du voilier de 11 mètres de long et 3 de large, donnant à l'expédition des allures de "Boat-People"!
Mais les autres, c'étaient des passagers. Tandis que lui, Samuel, il faisait partie de l'équipage...! Pour la première fois de sa vie, il travaillait! Il s'était tenu à l'avant pendant toute la traversée, en vigie, pour indiquer au capitaine qui barrait à l'arrière et ne pouvait rien voir du fait de l'encombrement du pont, les éventuels obstacles, hauts-fonds, casiers, filets, etc...! On était arrivé sans encombre devant le village. Tout le monde avait débarqué et dans l'église des "Basses", pleine à craquer, ce fut une belle fête… Avec des chants, des danses, des sketches créoles rigolos et même Arsène le blanc avait déchaîné l'enthousiasme et l'étonnement des habitants avec sa guitare et ses chants ...! Le retour fut triomphal, son capitaine le laissa barrer.... Quelle fierté...!

Par la suite Samuel avait pris l'habitude de venir chaque jour avec son frère Edouard passer plusieurs heures sur le voilier d'Arsène. Il l'aidait à faire ses courses, lui indiquait des lieux de pêche, faisait la cuisine ou la vaisselle sur le voilier. C'était vraiment bien la vie de bateau à Pestel...! En fin d'après midi, il allait jouer au football sur la place avec ses copains et le soir, il retournait dormir chez lui, protégé par la chaude ambiance familiale, entre son petit frère et sa petite soeur, le grand frère Edouard et sa maman, tous partageant la même chambre dans la minuscule maison en bordure de lagon! Et puis à Pestel il y avait l'amitié, l'affection, la présence rassurante de l'oncle Silvio. Silvio le capitaine, celui qui avait beaucoup voyagé, qui avait gagné beaucoup d'argent, celui qui, depuis tout temps, lui avait servi de père, à lui qui n'avait jamais connu le sien ! Silvio, grâce à qui il se trouvait en ce moment sur ce voilier, entre le ciel et la mer, écrasé de soleil ! L'oncle Silvio, à qui il avait fait la promesse de se bien tenir, de bien obéir à tout ce que lui dirait Arsène… Sans les recommandations de Silvio, peut-être aurait-il déjà demandé au blanc de le ramener à Pestel ! Mais il lui avait promis d'être un homme, de se conduire en marin...! Il fallait tenir, ne rien dire, malgré cette pressante tristesse, cette étouffante solitude qui l'accablait plus encore que la chaleur.

Le voilier était entré dans la baie de " Petit Goave " et s'approchait lentement du wharf. Au delà du terre-plein, on pouvait voir des hangars sans toiture ni volet, la façade calcinée, dévastés par l'émeute. Sans doute des souvenirs des "déchouquages" du 7 février qui avaient été particulièrement importants ici après le départ de Jean Claude Duvalier. Un peu plus loin, battu par les vagues, les vestiges d'une ancienne forteresse de flibustiers dressaient leurs noires murailles de pierres coralliennes. Un peu au dessus, des maisons délabrées et sales, le clocher d'une église espagnole à la façade blanche et un ensemble de toitures disparates et chaotiques complétait le tableau. Une étrange impression d'abandon, de désolation, de ville fantôme ou ensommeillée, figée dans le temps, se dégageait de ce pauvre fouillis ! C'était donc ça " Petit Goave "....! Il n'y avait rien là qui puisse exalter l'imagination de Samuel et encore moins le consoler de tout ce qui lui manquait loin de Pestel....!
Arsène passa rapidement devant lui, s'affaira quelques instants sur la proue du voilier et, dans un sourd grondement métallique, il mouilla l'ancre et la chaîne, puis sans un regard pour son mousse statufié, il retourna vivement dans le cockpit, à l'arrière du voilier. Il y eut un ronflement de moteur, encore deux allers et venues rapides du capitaine et puis tout se tu et s'immobilisa. Samuel avait renoncé à aider le blanc pendant ses manoeuvres:
--"De toutes façons, je le gêne, avait-il constaté. Je ne suis pas assez costaud, pas assez rapide… A chaque fois que je veux faire quelque chose, je me fais engueuler ! C'est pas comme ça, c'est comme ci qu'il faut faire ! Et Net ! Net ! Il a fini de le faire seul avant que je n'aie pas commencé à vouloir l'aider...! Net! Net! Ah oui, si j'avais su je serais pas venu ....!"

CHAPITRE TROISIEME : " PESTEL"

"Et voila ! Nous sommes arrivés ! Petit Goave ! Ca parait assez chouette, avec ce vieux fort construit par des pirates français au 17 ème siècle, ça sent la flibuste à plein nez ! Et ces maisons macoutes rasées, ces hangars calcinés, ça sent la poudre, la révolte et la liberté… Et puis il y a ces ruelles de terre battue bordées de maisons de bois peintes de couleurs vives, ces petits commerces à galeries devant lesquels on pèse le café dans des balances romaines tandis que chevaux et ânes sont attachés aux barrières… Ces femmes au regard insolent, la tête recouverte de madras ou d'immenses et magnifiques chapeaux de paille … Ce charpentier assemblant un cercueil sur le trottoir au rythme endiablé d'un "compas" à la mode, ces innombrables petites officines de jeux, ces "borlettes", ces "banks" et autres comptoirs de "chance" décorés de dessins naïfs aux couleurs criardes, de slogans créoles évoquant les mystères du hasard, de la religion, du destin dans une lange si savoureuse.... Ce marché au coeur de la ville qui bat son plein toute la journée avec des étales de tabac en feuille, de sel en bloc, de sucre en pile, de riz en tas, d'huile en vrac, de tafia en fut, de volaille et de cabris sur pied, de savon en barre, de médicaments en vrac et sans ordonnance, de sangsues vivantes en bocal pour faire des saignées comme dans le temps...!
Oui tout ceci n'a pas l'air d'avoir beaucoup changé depuis deux siècles ! Tout ceci me parait en effet assez chouette et je ne pense pas aller plus loin avec le compère Samuel ! Nous sommes au bout du chemin bonhomme ! Le plus dur est fait! Nous ne sommes plus qu'à 60 minutes de Port au Prince par la route ! Une bonne route goudronnée, sur laquelle roulent de nombreux "Tap-Taps". Nous irons à la capitale dés demain ! Il faut que j'aille chercher mon courrier sans tarder ! Et puis ça devrait dérider un peu le gosse ! Cela devrait être quelque chose pour lui que d'aller à Port Au Prince ! Ensuite il n'y aura plus qu'à attendre tranquillement le 15 août à Petit Goave, la fête de la Vierge Marie, patronne de la ville ! Une grande fête le 15 août à Petit Goave ! Une fête qui fait se déplacer des dizaines de milliers d'haïtiens, de tous les coins du pays, qui viennent ici danser pendant trois jours et trois nuits en l'honneur de la Vierge et aux sons des plus célèbres orchestres et groupes de l'île."

Apres la visite de la ville en fin d'après midi, l'équipage de "La Cigale" se retrouva attablé à la terrasse d'un petit bistrot devant une bière et un coca. Arsène exposa ses projets à Samuel. Il sentit le gosse plus détendu, presque joyeux. N'étaient-ils pas à la moitié de leur voyage...? A partir de maintenant on allait cesser de s'éloigner de Pestel ! Et puis, de toute évidence la perspective de se rendre le lendemain à Port Au Prince excitait le jeune Haïtien. Comme c'est curieux, pensa songeur, Arsène, en commandant une seconde bière, "bien glacé, t'en prie Chérie", dit il a la serveuse souriante qui s'éloigna en ondulant, "je suis prêt à parier qu'il va trouver Port Au Prince magnifique et dix fois plus beau que Pestel, alors que pour ma part, je pense avoir rarement vu une ville plus moche, plus fatigante, plus pénible à vivre que la capitale Haïtienne...
Arsène, en effet, avait eu, de Jacmel, plusieurs fois l'occasion de se rendre par la route à Port Au Prince. Il y avait été invité par des coopérants français et il avait eu tout le loisir de visiter, sillonner, découvrir la grande métropole et ses environs. Il n'y avait trouvé aucun charme ! Bien au contraire, le bruit, la crasse, le surpeuplement, la circulation automobile et ses inextricables embouteillages, la bousculade permanente lorsqu'on s'y promenait à pied au milieu des odeurs putrides, la laideur des maisons, la noirceur des façades, l'absence de monuments remarquables avaient provoqué chez lui un réflexe de rejet et de répulsion. Cette impression avait été aggravée par la découverte dans cette même ville de deux mondes si intolérablement différents l'un de l'autre. Celui du luxe et de la richesse extrême et tapageuse des superbes villas de Pétionville et de Kenscoff sur la hauteur, à coté des quartiers populeux et autres bidonvilles de la ville basse où s'entassaient la majorité de la population, des centaines de milliers d'indigents sans confort ni hygiène, dans des conditions de vie d'une extrême précarité. Arsène étouffait à Port Au Prince et sitôt entré dans les faubourgs il n'avait qu'une envie: En sortir au plus vite !

Samuel, qui venait de finir son coca, regarda l'air songeur du blanc et se décida à rompre le silence :
--"Quand on va revenir à Pestel, tu vas rester là bas avec nous, ou bien tu vas repartir dans ton pays....?"
--"Heu ! J'sais pas ! Exactement ! Heu!"

Arsène était déconcerté. C'était la première fois depuis leur départ que le gosse lui adressait la parole spontanément. De plus il s'était exprimé en français assez correctement, ce qui prouvait qu'il avait sûrement préparé sa question depuis longtemps. Enfin la nature même de cette question le surprenait et le prenait de court. Il finit par répondre longuement que cela dépendrait de la pluie et du beau temps, des cyclones, du canal de Panama et des courants dans le golfe du Mexique, de la gentillesse des Pestellois et du charme des Pestelloises, de son humeur et du marc de café; enfin il éluda la question, dilua la réponse dans un flot de mots compliqués auquel le petit Samuel, fort impressionné, ne compris pratiquement rien...! Mais à vrai dire, est-ce qu'il y avait quelque chose à comprendre dans les paroles et le comportement incohérent de ce blanc là …? Samuel plongea sa paille dans le deuxième coca que la serveuse toujours souriante et ondulante venait d'apporter, et lui même dans le silence !

Arsène était perplexe ! Pourquoi m'a-t-il posé cette question ? Et pourquoi ne lui ai-je pas répondu simplement, clairement...? Et puis quand même, c'est une bonne question...! Qu'est ce que je vais faire quand je serai de retour à Pestel... ? PESTEL ! Arsène se souvenait de son arrivée là-bas ! Ce jour là, un bon vent soufflait dans la baie des Cayemites et bien qu'étant tout proche de la côte, il ne voyait toujours pas la moindre maison, le moindre toit qui pu annoncer le village à l'endroit où il était situé sur la carte. Il pensait l'avoir dépassé et était sur le point de renoncer lorsqu'il aperçu une tache multicolore au fond d'une sorte de fjord ! Oui ! C'était bien ça ! Cela ne pouvait être que cela ! Dieu que c'était beau ! Il affala en vitesse la grande voile, enroula le foc en quelques secondes, fit partir le moteur et s'approcha précautionneusement en évitant les hauts-fonds coralliens dont les couleurs bleu clair se distinguaient aisément dans cette eau d'une grande transparence. Il fut tout de suite saisi par l'extraordinaire originalité du site. Quel repère ! Quelle protection ! Quel superbe port naturel ! Au fond d'un repli inattendu dans le relief de la côte, protégé par deux îlots qui le masquaient aux regards de la baie, coincé au centre et sur les flancs abrupts d'une vallée sinueuse, le village de Pestel apparaissait dans toute sa beauté sauvage ! Au premier coup d'oeil, on pouvait penser qu'il s'agissait d'un décor de cinéma: La reconstitution d'un repère de pirates dans un écrin de verdure, de roches blanches, de terre rouge, de mer bleu ! Curieusement, on avait l'impression que tout ceci était trop petit, comme miniaturisé. Minuscules, les deux îlots qui protégeaient la vallée, ridicules les deux bassins qui formaient le port et le lagon, miniature le quai où un boutre à voile était en train de charger des sacs de café et de charbon de bois à dos d'homme. La douzaine de maisons qui entouraient la petite place semblait être des maisons de poupées, avec leurs galeries de bois, leurs balcons à l'étage délicatement peints de couleurs vives, roses, vertes et jaunes.

Arsène, sans trop savoir pourquoi, eu l'intuition qu'il était arrivé dans un endroit qui compterait pour lui. Dés la première minute, il eut la certitude qu'il ne repartirait pas facilement de Pestel ! Peut-être même avait-il trouvé l'endroit qu'il cherchait depuis si longtemps à travers le monde ! Les événements qui survinrent en cette fin de journée devaient éclairer d'une étrange lumière ce pressentiment...
Dés qu'il débarqua, il fut entouré par une bande de jeunes qui l'assaillirent de mille questions. Faisant à pied le tour du village avec certains d'entre eux, il apprit que, le soir même, devait se dérouler un événement notoire dans la vie du bourg puisque la troupe de théâtre des jeunes, animée par un dynamique directeur d'école à la retraite nommé Neptune (ça ne s'invente pas !), offrait à la population une première représentation de chants, de danses et de sketches culturels et religieux à 19 heures dans l'église. Les droits d'entrée étaient modestement fixés à 2 gourdes. C'était un spectacle à ne pas manquer ! Sa présence, au premier rang, seul blanc de l'assistance (soulignée par le présentateur, qui dans un discours alambiqué, tint à remercier le visiteur étranger venu de si loin pour assister à un si modeste spectacle..., etc…, etc...) ne passa évidemment pas inaperçue ! Pas moins que sa sortie au beau milieu de la représentation lorsqu'on vint le prévenir qu'un fort grain s'annonçait et que, peut-être, son bateau n'était pas en meilleure position !

Dans la plus complète obscurité, fouetté par un vent violent dont les rafales s'engouffraient en tourbillonnant dans la vallée, il dévala aussi vite que possible la rue principale (et unique) du village à la lueur exclusive des éclairs dont la fréquence était si grande qu'elle permettait de se déplacer assez rapidement en évitant les obstacles. L'atmosphère était lourde et menaçante. Le grondement du tonnerre couvrait par intermittence le cliquettement des tôles sur les toits que le vent faisait vibrer. La silhouette des maisons et des collines se détachait comme un jeu d'hombres chinoises sur un ciel d'encre zébré d'éclairs .Tout ceci était étrange et fantastique...! Arrivé sur le port, Arsène vit son voilier tout prés du quai, trop prés du quai ! La chaîne s'était tendue, l'ancre avait tenu mais combien de temps tiendrait-elle ....? Un méchant clapot s'était levé et les rafales de vent redoublaient de violence. Des pécheurs l'aidèrent à remettre son annexe à l'eau, il poussa sur les avirons avec vigueur. Dés qu'il mit le pied à bord, le déluge s'abattit sur lui. L'orage se crevait ! Sous des trombes d'eau, i1 relâcha autant de chaîne que lui permettait l'exiguïté du bassin. Le cul de son voilier était maintenant à quelques mètres des habitations du bord de l'eau ! Si l'ancre chassait, il irait s'y fracasser aussitôt ! Le grain, sans doute le plus violent et le plus sauvage qu'il ait connu depuis longtemps sous les tropiques, dura plus de deux heures ! Pendant deux heures, trempé jusqu'aux os, grelottant sous l'averse, dans le vacarme assourdissant du tonnerre, sous l'éclairage blafard des éclairs, Arsène attendit que son ancre dérape ou que l'orage s'éloigne....! Il n'y avait rien d'autre à faire ! L'ancre tint bon et l'orage finit par s'éloigner (ouf !), ramenant le calme sur la baie, une bonne rasade de rhum dans son gosier et le sommeil chez tout le monde ! C'était un drôle de contact qu'il venait de prendre avec Pestel. Un contact plein de symboles et de signes. Or Arsène, qui n'avait pas la foi en Dieu, croyait néanmoins aux signes et au destin.

Le lendemain de bonne heure, un homme d'une quarantaine d'années vint l'aborder en pirogue et dans un français impeccable lui tint ce lange :
-- "Bonjour ! Je m'appelle Silvio ! Je suis marin, capitaine de caboteur et je suis de Pestel ! J'ai commandé des boutres haïtiens, des caboteurs honduriens, des yachts bahaméens, je connais la mer et le coin ! Ici tu n'es pas en sécurité ! Il faut que tu ailles dans l'autre bassin, dans le lagon ! Le chenal qui y mène est étroit, pour y entrer il faut s'approcher des maisons sur bâbord, mais une fois passée la chicane, à l'intérieur, il y a cinq mètres de fond, c'est accore partout ! Tu ne risques plus rien, c'est le meilleur trou à cyclone de toute la région ! Et puis, ma maison, c'est celle là, celle qui a les pieds dans l'eau, là, en face ! En deux coups d'avirons tu y seras ! Tu viens quand tu veux !"
Arsène y alla et pris l'habitude de passer plusieurs heures chaque jour avec Silvio....!

CHAPITRE QUATRIEME - PORT AU (petit) PRINCE

-- "La plus belle journée de ma vie ! C'est la plus belle journée de ma vie !" Le sourire aux lèvres, les yeux encore tout éblouis par tant de merveilles insoupçonnées, Samuel était en train de se dire que ce jour était le plus beau de sa vie .... !
Partis de bonne heure, nos deux compères étaient montés dans une "machine", un de ces "Tap-Taps" magnifiquement décorés où s'entassaient déjà un nombre respectable de personnes. Mais il avait fallu encore se tasser, se rapetisser, se presser car à tout instant le chauffeur s'arrêtait en chemin pour accepter de nouveaux passagers. Ceux-ci, défiant les règles notoirement connues de la compression des corps, réussissaient tant bien que mal, à se "caser" à l'intérieur du véhicule enfournant avec eux tout un fourbi de sacs, valises, ballots, paniers, poulets, légumes, fruits, vaisselles, etc... !
Une fois qu'il devint évident qu'il n'y avait effectivement plus aucune espèce de possibilité d'aucune sorte de faire rentrer à l'intérieur du véhicule quoique ce soit (quelqu'en soit le volume et sous peine de faire périr par asphyxie la totalité du chargement), le tap-tap continua néanmoins à s'arrêter régulièrement pour faire monter des passagers et des marchandises sur le toit ...! Combien étaient-ils à voyager ainsi avec eux dans cette camionnette dont la carrosserie avait été spécialement conçue, aménagée et peinte pour cette forme si particulière de transport en commun qu'on ne trouve (Dieu soit loué !) qu'en Haïti ??? Peut-être une trentaine de passagers à l'intérieur et une vingtaine sur le toit, auxquels il fallait ajouter probablement une demie tonne de colis et marchandises diverses !!!
Samuel trouvait tout ceci infiniment rigolo et passionnant. Il n'avait pu s'empêcher de pouffer de rire en voyant Arsène le menton dans les genoux, le visage cramoisi, le corps coincé entre la paroi du véhicule et une énorme mama haïtienne qui suçait un morceau de canne à sucre dont elle crachait par terre sur ses pieds les fibres mâchées ! Par les fenêtres, entre les têtes des passagers, le blanc et son jeune compagnon noir pouvaient voir la route et le paysage. Surtout dans les montées, on avait le temps de contempler le paysage car la "machine" était si poussive et chargée qu'elle ne pouvait franchir les mornes qu'à toute petite vitesse.... Il fallut s'arrêter deux fois pour faire refroidir le moteur et remettre de l'eau dans le radiateur qui bouillait avec un épouvantable bruit de chaudière. Il fallut encore s'arrêter pour changer un "caoutchouc" qui avait crevé. Faut-il préciser que les "caoutchoucs" de la "machine" étaient dans un drôle d'état ! Enfin après avoir mis courageusement trois heures pour parcourir 60 kilomètres d'une bonne route goudronnée, ils arrivèrent dans les faubourgs populeux de Port Au Prince.

L'enfant de Pestel n'en croyait pas ses yeux...! Tant de moteurs, tant de "machines", tant de véhicules de toutes sortes: Des camions, voitures, tap-taps, bicyclettes, charrettes, carrioles, se bousculaient, se frayant un passage tant bien que mal, se suivant au pas, dans un concert d'avertisseurs, de cris, couverts par la musique émanant des innombrables haut-parleurs des véhicules sans vitre, disputant la chaussée (et les trottoirs !) à la foule compacte des piétons. On se serait cru au centre d'une gigantesque fourmilière affolée.... Samuel regardait émerveillé les innombrables petits commerces qui bordaient la chaussée, les bars, épiceries, coiffeurs, restaurants, salons de beauté, écoles, carrossiers, ferrailleurs, fabriquant de cercueils, "borlettes" en tout genre, sans compter les "Bric à Bracs" ou les personnes dans la gêne mettent au clou leurs maigres biens contre un prêt à un taux usurier et où l'on peut trouver tout et n'importe quoi à acheter et à vendre. Il avait fallu encore une bonne demie heure pour arriver au centre de la capitale où l'animation était au comble de l'intensité.
Là, tout ankylosés et courbatus, abrutis, affolés par la circulation, ils étaient descendu du "tap-tap" et avaient continué pied. Prudemment, pour ne pas perdre son "capitaine" qui semblait savoir où il allait, l'enfant lui avait pris la main. Chemin faisant, Arsène lui expliquait des tas de trucs étonnants. Notamment le fonctionnement et l'intérêt des feux rouges qui permettent de traverser une rue en limitant sensiblement les risques "d'écrabouillement" ! Et sur le port, ils avaient vu d'énormes bateaux de fer qui chargeaient et déchargeaient à l'aide d'énormes grues, des boites métalliques grosses comme des maisons qu'on appelait des "containers". Enfin dans le ciel, il avait vu de prés, juste au dessus de sa tête, un énorme "avion" sur le point d'atterrir à l'aéroport tout proche…

Ils avaient fait des courses dans le quartier commerçant et Samuel avait surtout été fasciné par les vitrines des magasins. Toutes en verre, complètement transparentes, avec des lumières et de la musique, de véritables cavernes d'Ali Baba ! Dans certaines il n'y avait que des postes de radio, des dizaines, des centaines de postes de radio de toutes tailles....! Dans une autre c'était des casseroles et des assiettes, dans une autre des meubles, une autre des vêtements, des chaussures, Le "blanc" l'avait même amener dans une boutique où il n'y avait que des livres.... Rien que des livres.... C'était fou ...! Mais ce qu'il avait préféré, c'était les magasins où l'on ne vendait que des disques et des télévisions ... Devant ceux là, en effet, il y avait toujours du monde, pour écouter la musique assourdissante que des haut-parleurs extérieurs déversaient sur le chaussée, ou pour regarder les nombreux écrans qui offraient aux regards toutes sortes d'images vivantes...! Quelle ville....!
Enfin, ils étaient arrivés au coeur de la capitale sur le "Champ de Mars", devant le palais présidentiel dont il avait tant entendu parler ! Le palais des Duvalier ! Enfin abandonné par les Duvalier ! Pour couronner le tout Arsène l'avait emmené au cinéma: "Le TRIOMPHE", le plus grand cinéma de Port au Prince : 4 salles, un cinéma permanent, climatisé, immense ! La salle dans laquelle ils étaient entrés était à elle seule plus vaste que l'église de Pestel… Il y faisait froid à l'intérieur, il y avait des centaines de fauteuils mous qui faisaient face à un écran blanc sur lequel pour la première fois de sa vie, il avait vu un film ! Ça s'appelait: "Il pleut sur Santiago" C'était beau et triste ! Il n'avait pas tout compris ! Il était beaucoup question de révolution et de liberté. Il y avait des bons et des méchants. Les bons étaient les ouvriers dans les usines, les méchants étaient les militaires dans les casernes ! Ca finissait mal ! Dans un stade ! Les méchants avaient gagné...! Arsène avait beaucoup aimé ! Lui moins !

En fin d'après midi, à contre coeur, il avait fallu revenir, reprendre un tap-tap. Celui-ci était un peu moins plein qu'à l'aller, ils n'avaient mis que deux heures et demie pour revenir à Petit Goave ! Ils étaient maintenant, tous les deux, attablés, comme hier, dans le même petit bistrot ! Fourbu mais heureux, Samuel attendait que Martine lui amène un coca bien frais ! Ah oui ! Pour une belle journée, c'était une belle journée....!
--"Crevé, vanné, épuisé, bouqué (comme on dit ici !), je suis mort ! Quelle journée... ! Et dire qu'il va falloir que j'y retourne la semaine prochaine… Mon courrier n'était pas encore arrivé aujourd'hui. Quel pays ! Les lettres mettent plus de 15 jours pour traverser l'Atlantique et les tap-taps plus de 3 heures pour parcourir 60 kilomètres en ligne droite sur du goudron. J'ai les fesses en compote, la tête comme une citrouille, les jambes en coton et les reins en marmelade... ! Ah voila Martine qui ramène les boissons !"
--"C'est vrai qu'elle est mignonne cette petite...! Toujours souriante et quelle cambrure ! Je lui proposerais bien un jour la visite de mon fier "bâtiment"! Oh ! Doux Jésus ! Après une telle journée.... Rien ne vaut la mousse d'une bonne petite bière glacée....! Pas vrai matelot ....? Lui au moins il a apprécié ! Il s'en souviendra de sa journée à Port Au Prince ! Il en a vu des choses aujourd'hui ....! Et il en a sans doute plus appris depuis ce matin que durant toutes ces années à l'école primaire de Pestel ! Oui ! Finalement, j'ai bien fait de l'emmener ! A voir sa tête ce soir ! Il n'y a rien à regretter !"

L'enfant noir souriait d'un éclatant sourire de tous ses yeux qui lui mangeait la moitié du visage, de toutes ses dents qui lui mangeait l'autre moitié ! Le bonheur quoi ! Arsène sentit son coeur fondre ! Il pensait à la réaction de Silvio lorsqu'il lui avait parlé la première fois de son projet d'emmener Samuel avec lui en voilier à Port au Prince. Silvio avait été tout de suite enthousiaste : "Formidable, très bonne idée, il faut le faire !" avait dit Silvio. D'ailleurs, avait-il ajouté: "C'est toujours ce que faisait le père LEGAREC quand il allait en voilier a la capitale. Le père prenait toujours quelques gosses sur son bateau. Pour leur faire voir la ville…"
Arsène regardait le sourire muet de bonheur de son protégé et songeait que c'était peut-être bien cette phrase là qui l'avait décidé...! Oui ! C'était sans doute cette comparaison 1à qu'il recherchait secrètement, inconsciemment. Ne cherchait-il pas d'une certaine façon à ressembler au père Ernest LEGAREC ???

CHAPITRE CINQ : LE PERE LEGAREC

Dés qu'il avait mis le pied sur le quai de Pestel, il n'avait entendu parler que de lui. Son nom était sur toutes les lèvres, c'était d'ailleurs la première question que, de façon récurrente, chacun lui posait en l'abordant: Connaissez vous le Père LEGAREC ? "Etes vous un ami du père LEGAREC ?" "Vous êtes sans doute venu à Pestel parce que vous connaissiez le Père LEGAREC ?"
Et bien non ! Il ne connaissait pas le fameux père. Par contre il avait rapidement appris qui il était et quel rôle il avait joué dans la région. Il avait aussi tout de suite compris qu'il fallait faire preuve en la circonstance de beaucoup d'à propos et qu'il convenait de répondre ainsi à l'inévitable question: "Non ! Hélas ! Je n'ai jamais eu l'occasion de le rencontrer, mais j'en ai beaucoup entendu parler...." Les langues alors se déliaient et au fil des conversations et confidences, à coup d'histoires et d'anecdotes entendues, le portrait d'un homme exceptionnel se dessinait.

Arrivé jeune prêtre en Haïti au début des années soixante, Le père LEGAREC avait tout d'abord fait ses armes comme vicaire à "l'Anse à Veau" modeste bourgade de pécheurs sur la côte sud du canal de la Goave. En quelques années, grâce à son autorité, son sens de l'organisation, son dynamisme, allié à un fort atavisme breton, il créa une coopérative de pêche qui rapidement regroupa 5 embarcations à moteur. La réussite commerciale de cette opération, dont les seuls bénéficiaires étaient les pauvres pécheurs du coin, lui valut la reconnaissance des populations les plus modestes du village et l'hostilité des autorités locales. Les sinistres "tontons macoutes" de l'époque souhaitaient évidemment participer aux bénéfices de l'entreprise. Durant 4 années il s'y opposa farouchement ! Mais finalement, après que les macoutes eurent coulés 4 de ses 5 canots, LEGAREC de guerre lasse, de plus en plus isolé, obtint sa mutation à Pestel...!
A Pestel, il y resta 13 ans laissant dans le cœur de ses habitants un souvenir impérissable. Il est vrai qu'il y déploya sans relâche une activité débordante. Un peu partout, dans tout le canton, il entrepris la construction de plusieurs citernes d'eau douce, le cimentage de sources, la constructions de lavoirs, du quai principal du port de Pestel, la fondation d'une école primaire catholique à Pestel pour plus de 300 enfants, puis d'une école de formation professionnelle et d'art ménager pour les adolescents et adolescentes dans un ensemble qui à longtemps porté son nom ("le Centre Legarec" mais que les pestellois préfèrent aujourd'hui appeler avec naïveté et humour "le Petit New York"), la construction d'un clocher et la mise en place d'une cloche qui égrène les heures et qui continue de porter une plaque à son nom, la création d'un atelier dans la cour du presbytère regroupant divers corps de métiers et artisans avec leurs outils et équipements capables d'intervenir pour tous travaux, tous dépannages, toutes constructions sur tout le district… Le père LEGAREC fut en effet pendant 13 ans le bouillant animateur d'un intense développement rural de la région toute entière !

De bonne taille, costaud, plutôt athlétique et très sportif, le père LEGAREC en imposait par son physique avantageux, son caractère trempé, son autorité naturelle, ses certitudes religieuses et sa puissante personnalité. Aumônier de parachutistes pendant la guerre d'Algérie, il avait acquis certaines connaissances martiales qu'il n'hésitait pas à utiliser le cas échéant malgré une soutane qu'il ne portait pas tous les jours ....! On raconte qu'au début de son séjour, un groupe de jeunes gens avaient pris l'habitude de tourner en dérision sa curieuse façon de monter à cheval et faisait retentir sur son passage de bruyants : "Hello Cow-boy ! - Tiens, voila le curé Cow-boy !" Un beau jour, voulant faire cesser ces lazzis, il descendit brusquement de cheval et, avant que quiconque ne réagisse, il prit le premier moqueur et, sans dire un mot, le mit à terre avec une spectaculaire prise de close combat. Le second qui se trouvait là alla rapidement mordre la poussière dans les mêmes circonstances, puis, souriant, se retournant vers les 4 ou 5 autres garnements, il demanda s'il y avait d'autres amateurs.... ! Il n'y en eut pas et personne n'osa plus jamais faire des remarques sur ses allures de "Cow-boy" ..!
On le disait bon vivant ! Il aimait le bon vin et le whisky qu'il recevait assez régulièrement de l'ambassade de France, sans pour autant dédaigner le rhum et le tafia local. Des anecdotes racontent aussi certains liens étroits que le père breton aurait entretenus avec plusieurs jeunes femmes haïtiennes pécheresses de la paroisse… Ce qui laisserait entendre que s'on sacerdoce l'encourageait à se consacrer au salut des âmes, il ne dédaignait pas, pour autant, les attributs du corps.... Mais laissons là ces commérages !
Il était toujours en déplacement, en visite (pastorale ou autre) dans les différentes paroisses de son district, surveillant les travaux de telle ou telle entreprise dont il avait pris l'initiative ici ou là, n'hésitant jamais à mettre la main à la pâte, activant la scie ou la truelle, toujours le pied à l'étrier. Au début il ne se déplaçait, comme la majorité des haïtiens, qu'à cheval. Puis rapidement, il fit l'acquisition d'une grosse moto "trial", la première qu'on n'avait jamais vue à Pestel...! Dans tous les villages, la moto du père devint légendaire ! Pour se déplacer dans la baie, il avait tout d'abord armé une bonne chaloupe à voile. Et puis, pour aller plus vite, il fit l'acquisition d'un canot à fond plat, un "Boston-Wailler" avec un gros moteur qui lui permettait de sillonner la baie à plus de 20 nœuds, ce qui fit unanimement l'admiration et l'envie de tous ! Enfin les dernières années il acheta et fit venir de Miami, pour une bouchée de pain, un vieux sloop de 12 mètres de long avec toutes ses voiles et un bon moteur diesel ! C'est avec ce voilier qu'il avait pris l'habitude d'embarquer des écoliers pour leurs faire voir "la ville" chaque fois qu'il se rendait à Port au Prince afin d'y faire le ravitaillement du presbytère et du dispensaire.

Parmi les actions les plus spectaculaires et les plus utiles dont Pestel était redevable au "Père", il y eut la mise en service du dispensaire. Pestel, comme tant d'autres communes haïtiennes à cette époque, possédait en effet un dispensaire. Mais comme tant d'autres celui-ci n'avait jamais été mis en service. Financés par l'aide internationale, par des missions de coopération gouvernementales ou privées, caritatives ou religieuses, plusieurs dizaines de dispensaires médicaux avaient été construits dans le courant des années soixante un peu partout sur le territoire Haïtien. L'opération permit à une multitude d'intermédiaires de détourner une bonne partie des sommes et des matériaux nécessaires à la construction de ces dispensaires puis, une fois leur construction terminée (à un coût trois fois supérieur à ce qui était nécessaire), la même opération permit de détourner sous formes de rentes au profit de la hiérarchie "macoute" la totalité des sommes nécessaires au fonctionnement des établissements de santé ainsi construits. En Haïti donc aujourd'hui encore, dans des villages les plus isolés, dans des endroits les plus insolites, on trouve des dispensaires, des dizaines de dispensaires vides, envahis par la végétation, qui n'ont jamais servis et qui ne serviront sans doute jamais à rien faute de personnels et d'argent pour les faire fonctionner !
C'était le cas à Pestel lorsque le père LEGAREC y déposa son sac. Pendant des mois il remua ciel et terre, écrivit, démarcha, visita, menaça … En vain ! Rien n'y fit...! Malgré ses 50.000 habitants, le district de Pestel n'avait pas le moindre médecin, pas la moindre infirmière diplômée à mettre dans son dispensaire tout neuf ! En désespoir de cause le père fit appel à "Médecins Sans Frontières" qui répondit tout de suite favorablement et envoya aussitôt deux infirmières belges et des médicaments. Pestel fut donc ainsi, pendant 10 ans, l'un des très rares districts ruraux du pays à posséder un dispensaire médical qui fonctionna normalement pour la plus grande satisfaction de tous....!

Les Pestellois qui ont l'esprit léger et bien mal tourné, avaient remarqué que le hasard (ou le Bon Dieu... qui sait...?) faisait bien les choses puisqu'il s'était trouvé que pendant ces 10 années les infirmières qui s'étaient succédées, et que les Pestellois appelèrent tout de suite et exclusivement: "les Miss du Père", étaient toutes du genre jeunes, jolies et célibataires. On nota avec satisfaction et amusement que plusieurs entretinrent des rapports très cordiaux avec le jeune et séduisant ecclésiastique breton .... Des mauvaises langues allèrent même jusqu'à laisser entendre que certaine miss, après avoir rendu visite au père le soir dans son presbytère, avait plus besoin d'absolution qu'avant …! On conviendra de toute façon que le diable d'homme (si je puis dire !) ne manquait ni d'imagination ni d'initiative...: IL avait en effet eu l'idée d'installer un ingénieux système de communication par talkie-walkie entre le presbytère et le dispensaire.. On imagine aisément la surprise que provoqua cette innovation dans un village dans lequel encore aujourd'hui ni l'électricité ni le téléphone ne sont connu… On imagine aussi la teneur des commentaires qui circulaient lorsque l'on su que le Père communiquait chaque soir depuis son presbytère avec les miss au dispensaire par la "Magie des Airs" ! Il faut ajouter, pour apprécier à sa juste valeur tout le charme de la situation, que les deux établissements sont séparés par moins de 200 mètres sur le même trottoir…!

Ah ! Le père LEGAREC ! Que ne faisait-il pas...? Sa popularité était immense et pas uniquement à Pestel, mais également jusqu'à Port au Prince où il avait le bras long et où il était devenu rapidement la coqueluche de la communauté française. Dans tous les salons à la mode de la capitale on racontait ses exploits et, depuis que l'ambassadeur de France lui-même était venu en bateau à Pestel passé 3 jours de vacances avec sa famille en logeant au presbytère, il était devenu du dernier chic parmi les expatriés de la capitale de venir passer le week-end chez LEGAREC à Pestel. Il s'arrangeait alors toujours pour loger les visiteurs ici ou là chez des notables et recevait tout le monde à sa table (qu'on disait excellente) au presbytère. Il organisait alors pour ses visiteurs de célèbres parties de pèche ou de chasse, avec son voilier ou à cheval. Ses hôtes repartaient ravis, ayant souvent apportés un soutient financier, puissant et efficace aux oeuvres du père.
Tel était le Père LEGAREC ! Tel était celui que l'on regrettait tant ici ! Et pourtant il avait du partir, lui aussi ! Une fois de plus, il était entré en conflit avec les autorités duvaliéristes et macoutes du district.... Celles-ci, bien sûr voulurent toucher leurs parts du gâteau, c'est à dire recevoir un pourcentage sur tous les dons en espèces ou en nature que le père recevait ! Le conflit était inévitable (et exemplaire de cette époque en Haïti). Il dura longtemps ! Mais comme à l'Anse à Veau, comme partout dans ce pays depuis si longtemps, la bêtise, la corruption, la prévarication, le despotisme ubuesque l'emportèrent une fois de plus. Et après 13 ans d'effort, LEGAREC finit par renoncer ! Ecoeuré, il quitta définitivement Haïti laissant le district qui l'avait tant aimé aux mains de ses insatiables petits tyrans féodaux.
Depuis, le village était retombé dans un sommeil léthargique que le passage du père breton n'avait interrompu que pendant 13 ans. Et lorsque Arsène y arriva en juillet 1986 il n'y avait plus ni curé, ni infirmières, ni dispensaire. L'école primaire catholique du "Petit New York" fonctionnait toujours mais le centre professionnel et d'art ménager était fermé depuis 3 ans et les bâtiments commençaient à être envahis par la végétation tropicale ! La moto, le hors bord, le voilier, les talkie-walkie, l'atelier dans la cour du presbytère, les jolies miss blanches ... Tout avait disparu et il y avait longtemps que l'on n'avait pas vu un "blanc", un "visiteur" déambuler dans les rues du joli village. Et pourtant, le souvenir du père LEGAREC flottait toujours d'une formidable présence sur les toits de Pestel....
Tel était donc le personnage que Silvio avait invoqué lorsqu'il avait été question qu'Arsène embarqua Samuel pour aller chercher son courrier en voilier à Port Au Prince. Oui! C'est certain, l'argument avait été décisif ! Sans doute éprouvait-il de l'admiration et beaucoup de sympathie pour la personnalité haute en couleur de l'étonnant Père LEGAREC ! Bien sûr il avait tout de suite compris le bénéfice qu'il pourrait tirer dans l'esprit des Pestellois d'une telle comparaison ! Il souriait quand même en songeant qu'il était en train de chausser les bottes d'un curé... ! De mettre ses pas dans ceux d'un ecclésiastique... Aussi peu conformiste soit-il.... ! On aura tout vu, pensa-t-il. Martine lui rendit son sourire, il commanda une autre bière et lui proposa de venir la partager sur son voilier !
( Redevenu aumônier militaire dans une base aérienne du sud Ouest de la France, Ernest Legarec rédigea une thèse de 3 ème cycle de sociologie consacrée à la société rurale Haïtienne qui fut publiée en 1987 par les éditions "Carthala" sous le titre "Haïti, l'ère des Bayahondes") .

CHAPITRE SIX : " ES UNA MARAVILLA …."

Les jours s'étaient succédés, une semaine s'était écoulée. Au mouillage de Petit Goave, devant le wharf, les habitants avaient pris l'habitude de venir voir la jolie silhouette du voilier du "Blanc Français" sur leque1 à l'avant de chaque coté de l'étrave deux grands yeux avaient été peints. "C'est un souvenir d'Afrique !" lançait-il mystérieusement à la cantonade… Arsène était retourné à Port au Prince où il avait fini par recevoir son courrier. Un maigre courrier accumulé depuis 3 mois.... Dernier lien, fragile, avec son passé. Une lettre de ses parents avec lesquels il entretenait, depuis plus de 15 ans qu'il vivait à l'étranger, une correspondance douloureuse, marquée par des montagnes d'affection et d'incompréhension mutuelle, quelques lettres d'amis qui continuaient à manifester de temps en temps leur fidélité, des relevés de banques. C'était tout ! Il avait tout lu en quelques minutes et cela faisait 15 jours qu'il était en route pour ces quelques minutes là...
A Petit Goave, Samuel trouvait le temps long, recommençait à s'ennuyer ferme et songeait à Pestel avec nostalgie. Il était temps de partir, temps de retourner "à la maison" ! Arsène fit ses adieux aux amis qu'il s'était fait en quelques jours: Eugène surnommé "l'avocat" parce qu'il poursuivait d'incertaines études de droit à Port au Prince. Lolo dit "p'tit came" parce qu'il cultivait et commercialisait une herbe d'excellente qualité. Norbert aussi appelé "chef déchouqueur", parce que dés avant le 7 février 86, il avait pris la tête des manifestations anti-duvaliéristes à Petit Goave et c'était lui qui avait mis le feu aux bâtiments des contributions. Enfin Martine, la jolie serveuse du bistrot, qui souriait toujours.

Il avait levé l'ancre et mis les voiles au milieu de la nuit pour être sûr d'atteindre Pestel le lendemain avant la tombée du jour. La traversée fut longue. Peu de vent, un soleil écrasant, une chaleur étouffante, une lumière aveuglante ! En fin de matinée, un banc de dauphins accompagna le voilier, joua avec l'étrave et pendant près d'une heure fit mille sauts et cabrioles autour du voilier. Samuel n'en croyait pas ses yeux ! "C'est un signe" dit Arsène sentencieusement. "Un bon signe! Un très bon signe ! Les Dauphins nous souhaitent la bienvenue au royaume de la mer dont ils sont les gardiens vigilants et pacifiques ! Cela signifie que tu es désormais admis dans la grande famille des marins, des poissons et des voiliers !" A ce discours, autant qu'au spectacle merveilleux de la danse des dauphins, les yeux du môme s'agrandirent encore un peu plus. Il resta silencieux mais dans son regard on pouvait lire l'étonnement, la joie et la fierté....!
A leur arrivée, le village de Pestel semblait, plus qu'à l'accoutumé plongé dans une étrange torpeur. Une mauvaise nouvelle les attendait. En leur absence, des "Boat people " s'étaient présentés, offrant l'embarquement pour "l'autre bord de l'eau". 24 habitants de Pestel avaient choisi le chemin de l'exil. 24 jeunes hommes et femmes de 18 à 30 ans s'étaient embarqués dans la nuit, fuyant leur pays, abandonnant tout, au risque de leur vie, fascinés par les lumières américaines, préférant le risque d'un naufrage à la désespérance de l'inactivité haïtienne. Edouard, le grand frère de Samuel était du nombre.... Parti lui aussi....! Pour l'Amérique.... Direction Miami.... Voila déjà deux jours et on n'avait aucune nouvelle....!
--"Il faut attendre encore une dizaine de jours, expliqua Silvio. S'ils ont réussi à passer au travers des grains et des barrages des gardes côtes américains, alors ils télégraphieront de Miami à Port au Prince et on le saura rapidement à Pestel. S'ils se sont fait prendre par les américains avant d'arriver, ce qui est le plus probable, alors la radio Haïtienne l'annoncera aux informations. Mais si l'on n'a aucune nouvelle dans les 15 jours, alors il faudra craindre le pire car cela voudra dire qu'il leur est arrivé malheur en mer…!" Au fil des conversations, les langues se délièrent et Arsène connu les détails de l'opération. En tout 281 personnes s'étaient données rendez-vous dans une crique isolée à quelques miles de Pestel. La plupart étaient des hommes, jeunes, peu de femmes et quelques rares enfants. Au milieu de la nuit, des dizaines de pirogues s'étaient approchés de 3 gros voiliers qui étaient venus mouillés là dans la journée, discrètement. L'embarquement avait eu lieu jusqu'à 2 heures du matin. 102 haïtiens étaient montés sur un voilier avec Edouard, 126 sur le plus grand et 53 sur le plus petit.

C'étaient des boutres en bois de 13 à 18 mètres, non pontés, sans moteur avec un mat et un gréement aurique à l'ancienne. Les passagers s'entassaient dans la cale ouverte ou sur le pont à l'avant et à l'arrière. Les bagages étaient réduits au minimum, la plupart n'avaient rien emporté. Tous connaissaient la générosité des services d'accueil de la Croix Rouge aux Etats-Unis qui avaient la réputation de fournir le nécessaire aux rescapés des "boat people" les plus démunis. Edouard pour sa part, imité par plusieurs autres, avait embarqué avec pour toute richesse l'unique short qu'il portait sur lui, ayant délibérément renoncé à emporter le moindre vêtement ou chaussures ! Chaque voilier avait un équipage composé d'un capitaine et de quatre marins, tous volontaires pour l'exil. Chaque passager avait dû payer 100 dollars à l'organisateur qui ne se trouvait pas à bord mais réalisait ainsi une opération des plus lucratives....! La plupart de ces émigrants clandestins étaient de jeunes haïtiens ruraux sans emplois ni travail, pour lesquels le versement de 100 dollars constituait un sacrifice considérable ayant souvent nécessité la vente de nombreux biens.
Au pied du mat on avait amarré 4 énormes touques en bois remplies d'eau douce. Des sacs de maïs pilé, de manioc et de piments constituaient la base de la nourriture que devaient agrémentes plusieurs cabris vivants qu'on avait attachés à l'avant. La cuisine était préparée à l'arrière sur des petits réchauds traditionnels haïtiens alimentés au charbon de bois. Les poulies grincèrent lorsque la grande voile fut hissée, la livarde pointait vers un ciel sans lune. Un souffle léger venant de la terre déhala les trois voiliers qui glissèrent sans bruit, dans l'obscurité de cieux ultramarins, sur des flots nacreux, sous l'oeil niais des falots, tels trois bateaux ivres....!
Rapidement, les boutres abordèrent le "Canal du Vent", le bien nommé, large bras de mer redouté des marins qui sépare les îles d'Hispaniola et de Cuba ! En moins de 30 heures ils aperçurent les côtes cubaines ! Le village devant lequel le capitaine décida de jeter l'ancre pour se protéger du mauvais temps s'appelait Arruco. Les deux autres voiliers, qui avaient réussi à ne pas se perdre de vue durant la traversée, en firent autant !
Une heure plus tard des militaires cubains montaient à bord, posèrent quelques questions avant d'ordonner le débarquement. A pied, on les conduisit, non loin de là, dans une vaste grotte ouverte sur la falaise. Dans l'après midi un camion militaire revint avec des bidons d'eau et de la nourriture. Ils restèrent ainsi trois jours dans la grotte, couchant à même le sol, ravitaillés quotidiennement par le même camion, jusqu'à ce que l'on veuille bien les transférer dans un centre d'accueil pour réfugiés.
A Cuba, depuis longtemps, 281 haïtiens qui débarquent sur une plage, c'est de la routine.... Ils y en a comme ça des milliers tous les ans ... Le circuit est bien rodé et le troisième jour on les invita à monter dans des camions. Après 4 heures de route ils arrivèrent au camp de réfugiés de Maysi, petit port de pèche à l'extrémité orientale de Cuba. Le centre de réfugiés de Maysi est un important ensemble d'une centaine de baraques. Il a été spécialement construit pour accueillir les rescapés des boat people Haïtiens. Chaque baraque est équipée de 20 lits. Des baraquements plus petits et cloisonnés peuvent accueillir des familles. Sa capacité totale est d'environ 1500 lits. Lorsque Edouard et ses compagnons y arrivèrent, il n'y avait déjà pas loin de 300 de leurs compatriotes qui attendaient un départ imminent pour Miami. Comment ? Arsène n'en croyait pas ses oreilles...!
-- "Mais enfin, demanda-t-il plus tard à Edouard, vous attendiez quoi au juste dans ce camp cubain...? "
-- Et bien, le beau temps bien sûr....!"

Evidemment ! Suis-je bête, pensa Arsène. Les cubains avaient construit ce centre non pas pour accueillir chez eux les malheureux rescapés de la traversée du "Passage du vent", mais uniquement pour leur permettre d'attendre des conditions météos favorables à la poursuite de leur périple inutile et suicidaire ! C'était incroyable.... ! Cuba organisait au vu et au su du monde entier une escale logistique et technique pour les boat people de la misère haïtienne… Qu'est-ce qu'on n'aurait pas imaginé de faire à Cuba en 1986 pour emmerder Reagan...?

Ils attendirent 6 jours dans ce camp de Maysi que le temps se mette au beau. Pendant 6 jours ils furent traités avec cordialité et sympathie par les militaires cubains qui leurs fournirent des repas, distribués sur des plateaux trois fois par jour. Lorsque Arsène voulut savoir si aucun n'avait songé à rester à Cuba, la réponse fut unanime.
-- "Oh Non ! Pas question ! Là bas tout est bien organisé sans doute. Mais finalement ils sont tout aussi pauvres que nous. Pour te dire, certain d'entre nous attisaient la convoitise des militaires cubains avec nos blue-jeans qu'ils voulaient qu'on leur donne ou les échanger contre des cigares ...! D'ailleurs, ajouta Edouard, il y a autant de candidats à l'exil vers les USA à Cuba qu'en Haïti. Seulement chez eux, s'ils se font prendre en mer par leurs gardes côtes, ce n'est pas un camp de réfugiés qui les attend ! C'est le travail forcé dans les champs de canne à sucre....!"
Le sixième jour donc, on annonça une bonne météo pour les prochaines 48 heures avec un bon vent de Suet. Il était temps de faire ses adieux aux grands frères socialistes ! Ils le firent dans la joie et la bonne humeur et ils embarquèrent à nouveau sur les trois boutres que les cubains avaient pris soin de remorquer jusqu'au port en les réapprovisionnant en eau et en vivres. Pendant 69 heures, tout alla pour le mieux. Le temps était beau, le vent frais, une bonne brise gonflait les voiles, aucun grain n'avait été signalé et on faisait cap direct sur les récifs de Floride qui ne tarderaient pas à apparaître. On allait réussir ! C'était certain ! D'ailleurs n'avait-on pas tout fait pour être protégé des Dieux...!

Avant le départ, en effet, le capitaine avait été voir le Hongan Milot du village de Bernagousse dont la réputation dans la baie des Cayemites n'était plus à faire. On savait en particulier qu'il possédait des pouvoirs magiques et qu'il communiquait régulièrement avec AGOUE le Dieu Vaudou de la mer et ERZULIE la sirène, sa compagne, esprit des eaux et de l'amour. Le capitaine lui avait commandé une cérémonie particulière. Aux grondements syncopés de trois tambours, durant toute la nuit, il avait invoqué la clémence des "Loas". Deux poules et un cabri avaient été sacrifiés. Le clairin avait coulé à flot dans le gosier du capitaine et des femmes avaient dansé en répétant inlassablement leurs incantations divines. Psalmodiant des litanies magiques, plusieurs avaient été "chevauchées" et possédées par les "esprits" de la mer et du vent. Une vieille femme était entrée en transes et avaient dialogué avec l'au delà. Moyennant quelques dollars de plus, le capitaine avait fini la nuit avec une jolie Hounsi et il était reparti le lendemain, rassuré, emportant une bouteille, une pierre et un mouchoir. La bouteille était vide mais hermétiquement fermée, elle contenait "le bon vent" et devait être ouverte au cas où l'alizé ferait défaut. La pierre était plate et blanche, elle devait éloigner les orages et les grains, il fallait la jeter à la mer si une tempête menaçait. Enfin le mouchoir était rouge, il fallait le monter en tête de mat à l'approche des côtes américaines, ce qui aurait pour effet de rendre invisible le voilier et ses occupants aux regards des gardes cotes yankees. C'était sûr ! Ils ne pouvaient que réussir ! Puisque Agoue et Erzulie étaient avec eux !
Hélas ! C'était compter sans la puissance et la vigilance des radars, sonars et autres mystères électroniques de la magie blanche américaine....! Ces gens là n'ont aucun respect pour les divinités haïtiennes… Et nos 281 haïtiens qui se croyaient invisibles sur leurs 3 boutres toutes voiles dehors au large de Miami le découvrirent, de la façon la plus brutale et désolante qui soit, lorsqu'ils virent s'approcher l'énorme silhouette blanche du navire de surveillance des Coast Guards américains: le MV HAMILTON 902.
Les formalités furent vite réglées: les apparences ne trompaient personne et là encore pour les américains, tout comme hier pour les Cubains, c'était de la routine....! Faire monter tout le monde sur leur bateau, distribuer nourriture, boissons, cigarettes et couvertures. Descendre arroser les voiliers vides de quelques gallons d'essence, y mettre le feu et attendre qu'il n'en reste aucune trace sur l'océan… Il ne restait plus qu'à mettre le cap sur Haïti. Le tout ne prit guère plus de deux heures…
Sur le MV HAMILTON 902 cependant, les Haïtiens faisaient leurs comptes. Le capitaine avait perdu son voilier, les passagers avaient perdu 100 dollars chacun et tout le monde ses illusions ! Dans trois jours ils seront de retour à Port au Prince… Un drôle de nom pour la capitale d'un des pays les plus misérables et des moins "princiers" du monde…!

HAÏTI ! Haïti chérie ! La perle des Antilles ! En regardant l'immensité monotone de l'océan, sur le pont du garde côte américain, les rescapés de cette piteuse expédition songeaient à leur pays vers lequel, inexorablement le navire se rapprochait. HAÏTI ! "Es una maravilla ! C'est une merveille !" s'était exclamé en espagnol et en lui-même Christophe Colomb (le bien nommé) en découvrant l'île le 5 décembre 1492. Ce jour là, le jour où les amérindiens découvrirent Christophe Colomb, on n'est pas près de l'oublier de ce coté ci de l'atlantique. "Es una maravilla" s'était donc exclamé le grand navigateur en débarquant la première fois en Haïti qu'il prenait pour l'Amérique… ! Presque 5 siècles plus tard, sur le MV Hamilton 902, aucun des natifs qu'on y ramenait de force, la mort dans l'âme, ne partageait plus l'avis du Colomb !
Les militaires et l'équipage américains avaient pourtant tout fait pour rendre agréable le court séjour de leurs passagers a bord. Pendant trois jours ils eurent un accueil des plus chaleureux, des plus généreux. Tous les témoignages s'accordent sur ce point. Il y eu même quelques marins noirs américains avec des larmes aux yeux lorsqu'ils virent débarquer leurs frères Haïtiens à Port au Prince. Sans doute, n'oubliaient-ils pas qu'ils avaient des ancêtres communs, tous descendants d'esclaves africains déportés par millions vers le nouveau Monde pendant des siècles.... Etrange destin que celui de ces peuples à jamais déracinées…!
A Port au Prince, il y avait beaucoup de monde pour les accueillir. La police haïtienne, la Croix Rouge, le consul des Etats Unis, des journalistes, la télévision… Aussitôt débarqués, ils furent conduits dans les locaux de la Croix Rouge où l'on remis à chacun 15 dollars "pour regagner ton foyer et reprendre espoir" leur fut-il dit ! Edouard pour sa part, toujours en short, nu pied et sans chemise, s'acheta un tee-shirt à 2 dollars, une paire le savates pour 3 dollars et donna 4 dollars au bateau qui le ramena à Pestel. Lorsqu'il débarqua sur le quai de Pestel où sa famille et ses amis l'accueillir avec effusion, il n'avait plus que 6 dollars en poche. Dans la tête il avait la ferme intention de se débrouiller pour en obtenir suffisamment d'autres pour tenter de repartir de nouveau, sur un autre boat people… Il vit tout de suite que Arsène et son voilier était de retour dans le lagon. Il avait ramené un Samuel ravi. Les deux frères échangèrent joyeusement leurs souvenirs et impressions de voyage. L'un était enthousiaste, l'autre était amer ! Édouard alla voir Arsène.

CHAPITRE 7 : LA FLIBUSTE …?

Edouard avait été voir Arsène le jour même de son retour. Ils avaient longuement discutés. Le blanc avait été intraitable, accusant son ami noir de lâcheté et d'abandon. Il lui avait longuement expliqué combien il pensait que ce n'était pas le moment de quitter Haïti, alors que justement l'espoir renaissait maintenant après la chute des Duvaliers. Combien il était nécessaire de rester pour reconstruire le pays, qu'il y avait désormais tant à faire et que Haïti avait besoin de toute sa jeunesse, de tout son peuple, comme un homme a besoin de tout son sang. Et que finalement, partir aux Etats-Unis pour aller servir de main d'oeuvre occasionnelle et sous payée aux yankees de Miami, c'était de la désertion !
Le jeune Haïtien avait d'abord accusé le coup en silence. Puis il s'était défendu en expliquant qu'il n'y croyait plus… Que seul Jean Claude Duvalier et les quelques tortionnaires les plus voyants avaient été "déchouqués", mais que le système, lui, n'avait pas bougé et que ceux qui tenaient les rennes du pouvoir hier les avaient toujours en mains aujourd'hui ! Il expliqua qu'il y avait sans doute beaucoup à faire en Haïti mais que, pour entreprendre il fallait un minimum de connaissances, de relations et d'argent ! Lui, comme tant d'autres jeunes Haïtiens inactifs, n'avaient aucun de ces trois atouts en main! Il expliqua que les Haïtiens cultivés et fortunés qui pouvaient prendre des initiatives de développement et créer des emplois, n'avaient jamais cru bon de le faire et qu'ils avaient depuis 200 ans préféré piller les richesses de leur pays, à la source du pouvoir, sans se fatiguer. Les autres avaient été contraints (ou bien avait-ils préférés....?) s'exiler aux U.S.A., au Canada, au Mexique ou en France....!

"Crois tu que tout ceci va changer du jour au lendemain...? Sais-tu qu'il y a plus de médecins Haïtiens dans la seule ville de Montréal que dans tout Haïti ? Sais-tu que la majorité des ministres de l'actuel gouvernement sont d'anciens dignitaires du régime Duvalier, qu'il en est de même pour la plupart des candidats à la prochaine élection présidentielle et qu'ils sont plus de 200 à briguer le poste ? Sais-tu que c'est la même chose dans l'armée, dans l'administration, dans la police, le commerce et l'industrie....?" Oui, Arsène le savait, mais.... —"Qu'est-ce qu'un pauv'neg comme moi peut faire ici...? interrompit Edouard avec fureur "Ya rien à faire pour moi ici ! Même me marier, placer une femme ou viv'avec, avoir des enfants, même ça, c'est très difficile ! Il faut de l'argent ! Du travail ! Même ça je ne peux pas le faire ! répéta-t-il avec rage. Non ! Ca ne peut pas durer ! Oh Bien sûr, à Pestel comme partout ailleurs dans le pays, tout était à faire ! Des écoles, des pharmacies, des dispensaires, des routes, des maisons, des transports maritimes ou routiers, des hôtels, des centres touristiques ! Oui bien sûr, tout est à faire en Haïti aujourd'hui ....! Mais qu'est ce que tu veux qu'un pauv'neg comme moi commence par y faire??? En dehors de partir se vendre à Miami....?" Les paroles d'Edouard avaient frappé la conscience du blanc. Il n'en avait rien laissé paraître mais il avait été ébranlé. Se retrouvant seul, le soir, sur son voilier, dégustant un ti-punch dans le calme et la fraîcheur de la nuit qui recouvrait progressivement le village et son lagon, Arsène se remémorait cette difficile conversation... Les mêmes mots revenaient, les mêmes certitudes du jeune Haïtien s'imposaient maintenant à lui dans leur sinistre évidence ! Qu'est-ce qu'un pauv'neg comme lui pouvait bien faire....? Rien ? Rien d'autre que de partir se vendre à Miami...???

Quelques jours après il alla voir le notaire du village. Juste pour se renseigner: Est-ce qu'il n'y aurait pas des maisons à louer ou à vendre sur 1a petite place du port s'ouvrant sur la baie...?
-- "Pourquoi faire ...? "
-- "Eh bien! Mon Dieu, ne fallait-il pas profiter du site exceptionnel de Pestel ? Du charme de ce village, des étonnantes facilités nautiques offertes par cette baie pour y pratiquer la voile et la plongée ?"
--"Sans doute, répondit le notaire, mais que voulez vous faire....?"

Arsène s'était souvenu qu'au Gabon, pendant 16 mois, il s'était occupé d'hôtellerie et de restauration sur des sites pétroliers pour le compte d'une importante société Française de catering. Plus tard sur la côte kenyane de l'Océan Indien au nord de Mombasa, il avait participé avec un ami plongeur au lancement et au développement pendant plusieurs années d'un petit hôtel restaurant et d'un centre de voile et de plongée. Plus récemment enfin à Grenade et aux Grenadines il avait eu l'occasion de faire un peu de "charter" en accueillant à bord de son voilier quelques amis et touristes de passage....! Pourquoi ne pas profiter de ces diverses expériences professionnelles passées pour tenter une nouvelle aventure ici.
Pourquoi ne pas tenter de développer le tourisme dans la région et d'y créer une nouvelle activité génératrice d'emplois et de travail pour sa population. L'endroit était parfait, idéal ! Sans doute l'un des endroits les plus superbes qu'Arsène n'avait jamais trouver depuis 15 ans qu'il vivait sous les tropiques, depuis trois ans qu'il tournait dans la mer des Caraïbes. A Pestel, il n'y avait évidemment, pour le moment, aucune espèce de concurrence ! S'il s'installait, il serait le seul et le premier ! Le seul centre d'intérêt touristique de toute la région à 100 kilomètres à la ronde ! La location de son voilier, à la journée, au week-end, ou à la semaine, pour des ballades tranquilles dans la vaste baie de la Gonave pouvait être de bon rapport tout en étant de tout repos. Enfin il aimait Haïti, il aimait Pestel. Il commençait à s'y sentir bien, n'éprouvant plus (pour la première fois depuis longtemps) l'envie d'aller voir ailleurs ce qui s'y passait...!

Ce qu'il envisageait maintenant sérieusement, c'était la création d'une petite structure d'accueil pour touristes à Pestel même. Bien placé sur le port, face à la mer, avec un bar, un petit restaurant, quelques chambres d'auberge, propres et confortables, avec le voilier juste devant à la disposition des clients ! Le tout serait évidemment très rustique… Pas d'électricité, ni d'eau courante et les toilettes sont des latrines ! Bien sûr ! Mais quel caractère ! Quel pittoresque ! Une authenticité garantie ! Et ne nécessitant que peu d'investissements, des frais réduits pour commencer ! Il était prêt à étudier toutes formes d'association avec des Pestellois propriétaires de maisons pouvant convenir à ses projets !
Ensuite, il faudra faire venir les clients ! Des touristes qui devront venir de Port au Prince ou d'ailleurs ! Bien sûr, cela ne sera pas facile ! Par route, il y avait 300 Kilomètres dont 70 d'une piste très mauvaise… Par mer, 85 miles nautiques séparaient Pestel de la capitale et de son aéroport (autant que la Manche entre Le Havre et Southampton qu'il connaissait bien). Mais l'isolement même du pays et de la bourgade n'était-il pas un gage supplémentaire de l'originalité du séjour qu'il y offrirait....! Car, en plus de son voilier, il pouvait également proposer aux touristes des parties de pêche en canots traditionnels à voile ou en pirogues, des promenades à cheval ou à dos de mulets dans les plantations de café, des parties de chasse dans les mornes...! Les riches "Blancs Français" de Port Au Prince ne venaient-ils pas régulièrement à Pestel du temps du père Legarec....? Haïti est sans doute un peu loin de Paris, mais l'aéroport de Port au Prince n'est-il pas à une heure de vol de Miami ?

Tout en parlant avec le notaire, Arsène s'y voyait déjà ! Dans sa tête le projet prenait corps: On appellera l'ensemble: "LA FLIBUSTE''. Il y aurait une auberge avec une vieille enseigne de bois qui se balancerait le soir, éclairée par un lumignon. Derrière le bar, décoré de drapeaux et de vieux objets de marine, se tiendrait une jolie Pestelloise, toujours souriante. Son voilier "La Cigale", qui depuis Abidjan lui servait de maison ambulante, serait mouillé juste devant la terrasse… Le soir, à la tombée du jour, il y savourerait les inévitables ti-punch en compagnie d'une joyeuse tablée de visiteurs auxquels il raconterait sa vie…! Il s'y voyait déjà ….! Edouard serait son gérant, Samuel son ti-mousse, il lui faudrait également une cuisinière, une serveuse, une barmaid, du personnel pour s'occuper des chambres, du voilier, des barques, des pirogues, des chevaux, des mulets, etc...! Il trouverait le temps de donner quelques cours de Français à la petite école secondaire de Pestel qui formait les enfants jusqu'à la quatrième… Il faudrait aussi ouvrir une bibliothèque avec des livres et revues françaises qu'il ferait venir par l'Alliance Française de Port Au Prince.
A la capitale, il sera nécessaire de s'y rendre régulièrement, par la route où avec son voilier, pour y effectuer le ravitaillement. Comme le faisait le père LEGAREC… ! Il contacterait les hôtels, les agences de voyages, l'ambassade de France, les coopérants, etc … Il écrirait à tous ses amis, à Paris, New York, Abidjan, Nairobi, Cayenne, Fort de France… Pour leur dire de venir le voir.... A Pestel...! Bien sûr à PESTEL ! "Le dernier coin à la mode ! L'endroit dont on cause....! Le lieu qu'il faut connaître ! Qu'il faut avoir vu avant de mourir ! Un "Must" ma chère ! - Comment vous n'avez pas encore été voir Arsène à Pestel....? Mais enfin ! Vous n'êtes plus du tout dans le coup....!"

Arsène rêvait debout tandis que le notaire lui expliquait que son idée lui paraissait excellente. "Formidable ! S'enthousiasma le brave homme. Vous aurez tout le village avec vous, derrière vous!" Justement, le notaire avait un frère qui possédait, outre des plantations de café et un élevage de chevaux, une des plus jolies maisons de la place, donnant sur le quai du port. Et le frère sera, à n'en pas douter, très certainement intéressé à être associé à un tel projet…
Le lendemain, il visitait la maison en question avec le frère du notaire. Celui ci se présenta avec un énorme chapeau de paille sur la tête et des éperons aux bottes ! C'est un bon signe, pensa Arsène ! Ce genre de détail était capable de le convaincre plus aisément que n'importe quel compte d'exploitation prévisionnelle....! La maison, quant à elle, était tout à fait ce qu'il fallait: Une vaste salle au rez-de-chaussée avec une avancée sur la place à quelques mètres du quai et de la mer ferait un bon emplacement pour le bar et la bibliothèque. A l'étage, trois chambres pouvaient être louées tandis qu'une vaste terrasse avec une superbe vue panoramique sur la place, le fort, le port et la baie toute entière, abriterait le restaurant ! En cas d'affluence et ultérieurement on pouvait louer d'autres chambres confortables chez divers notables du bourg….
Le frère du notaire, toujours coiffé de son chapeau avec ses bottes et ses éperons s'était montré des plus intéressé, des plus coopératif, des plus enthousiaste... Il apporterait les locaux, les meubles et l'équipement, Arsène, lui, apporterait son savoir faire, ses relations et son travail de gérant non rémunéré. Ils partageraient les bénéfices le jour où il y en aurait. L'exploitation du voilier restait l'affaire exclusive d'Arsène, le frère faisant son affaire de la location des chevaux et des véhicules à moteur. Il n'y avait plus qu'à dire OUI !!

Allait-il dire "OUI" ? Tout ceci était bien séduisant ! Bien rigolo à tenter ! Mais cela signifiait aussi qu'il devrait renoncer pour plusieurs années à poursuivre son tour du monde à la voile ! Plus question de passer Panama dans un proche avenir...! Plus de rendez vous à Tahiti avec ses amis des voiliers qui l'y attendaient au plus tard début 1988 ! N'allait-il pas émousser son goût de l'aventure, de la découverte et du voyage en s'arrêtant ici ? Ne risquait-il pas de se "planter " gravement et pour longtemps à Pestel…??? La décision méritait réflexion. Son incertitude lui permit de mesurer la superbe chance qu'il avait de vivre ainsi, avec si peu de contraintes, autant de latitude, aussi libre de son Destin ! Alors, avant de se décider, il se résolu à mettre tout ceci au clair dans sa tête, et noir sur blanc sur du papier comme il avait pris l'habitude de le faire depuis quelques années et d'en envoyer le résultat sous forme de récit à ses amis restés en métropole. Il commença à rédiger un texte qu commençait par un chapitre premier intitulé: "ARSENE". Puis il écrivit un second chapitre: "SAMUEL", suivi d'un troisième: "PESTEL", et ainsi de suite .... Arrivé à la fin du septième chapitre, il s'arrêta, réfléchit longuement et tapa sur sa vieille machine à écrire: CHAPITRE HUIT: "A SUIVRE"

 

EPILOGUE

Ce récit qui n'a pas grand chose d'imaginaire et pour lequel toutes ressemblances avec des personnes et situations existantes ou ayant existées ne sont aucunement fortuites, a été rédigé à Pestel (Haïti) du 13 au 28 août 1986 par Alain Bosmans. Il est dédié aux habitants du district de PESTEL.

Arsène a ensuite pris sa décision ! Il est resté 8 ans à PESTEL où il a monté un complexe touristique avec auberge, bar, hôtel, restaurant, location de voiliers nommé: " LA FLIBUSTE ". Inauguré en décembre 1986, l 'entreprise devait connaître un surprenant succès avec l'organisation à son initiative de la première "Fête de la Mer ". S'inspirant des festivités de Yémanja (déesse de la mer au Brésil) qui se déroulent chaque année dans la baie de Salvador de Bahia et auxquelles il avait participé trois ans plus tôt, Arsène eu l'idée d'organiser à Pestel, sur l'exceptionnel plan d'eau de la baie des Cayemites, des compétitions d'embarcations et de voiliers Haïtiens traditionnels. La première "Fête de la Mer " organisée par " La Flibuste " se déroula en mars 1987 avec la participation de nombreux sponsors privés (notamment la Shell Haïti , le Rhum Barbancourt et PubliGestion) ainsi que le soutien de la plupart des missions de coopération étrangères. En mars 1988 le président de la République de l'époque, le Général Namphy, s'y rendait et Arsène rencontrait à Paris, à l'occasion d'une de ses visites à ses parents, le père Ernest Legarec. L'année suivante c'est une équipe du magazine de la mer "Thalassa" de la télévision française qui venait tourner à Pestel un reportage de 26 minutes qui sera diffusé sur FR3 en juin 1989 et repris depuis à plusieurs occasions par TV5. En juillet 1989 Arsène inaugurait à Pestel avec son ami Bernard Sexe, le chef de la mission de coopération française en Haïti, le "CEPEC", Centre Pédagogique et Culturel de Pestel dont il devenait l'animateur. En février 1990 Jean Bertrand Aristide, le curé des bidonvilles était élu Président de la République d'Haïti avec près de 70 % des voix. Le dimanche de Pâques suivant, le 15 avril 1990 à 11 heures du soir, alors que l'on tirait le feu d'artifice de la quatrième Fête de la Mer , Arthur naissait à Pestel et Arsène y faisait construire en quelques mois une nouvelle maison en bordure de lagon pour y abriter sa nouvelle famille. En septembre 1991, un sanglant coup d'état renversait Jean Bertrand Aristide qui se réfugiait aux Etats-Unis. Un nouveau régime macoute dirigé par le général Cédras faisait de nouveau régner la terreur tandis que tous les coopérants et aides internationales s'en allaient laissant le pays frappé par un sévère embargo international. A Pestel, la Flibuste et le CEPEC périclitèrent … Arsène, pour s'occuper, reprit pendant prés d'un an la gestion de la marina d'Ibo-Beach prés de Port au Prince, avant d'être finalement contraint de quitter, avec son fils Arthur, clandestinement et définitivement le pays d'Haïti le 10 mars 1994. Arsène et La Cigale seront restés en Haïti 8 ans moins 8 jours …

La Cigale devant la maison en construction en 1991 en bordure de Lagon à Pestel



La terrasse de la maison construite en bordure de lagon à Pestel

GLOSSAIRE

ASSOTO : Très beau tambour géant et sacré pouvant mesurer jusqu'à 2 mètres de long, utilisé pour certaines cérémonies vaudou.

BATIMENTS : voiliers, boutres et en règle générale toutes embarcations de quelque importance.

BLANC : Individu à la peau légèrement plus claire que l'ébène ! L'appellation de "B1anc", extrêmement courante pour désigner l'étranger, ne comporte en créole aucune connotation péjorative ou raciste. De la même façon les termes de NEGRE (NEG} signifie simplement: homme, individu, personne, haïtien.

BORLETTE - BANK : Il s'agit de bureaux privés de loterie qui fonctionnent à partir du tirage des loteries nationales Dominicaine et Vénézueliennes dont les résultats sont transmis chaque soir par la radio Haïtienne. Chacun est libre d'ouvrir une "borlette", d'encaisser ainsi les paris et de rembourser les gagnants sans aucune espèce de formalité. Certaines "borlettes" consistent en une simple table et une chaise au bord d'un trottoir, d'autres sont magnifiquement décorées, riches boutiques qui se chargent "d'assurer" les "borlettes" plus vulnérables. Les "banks et "borlettes" pullulent partout en Haïti! On doit d'ailleurs pouvoir affirmer que c'est l'activité commerciale la plus répandue dans le pays…

CABRI : Chèvre, chevreau, l'animal et sa viande sont très répandus dans les campagnes et sur les marchés Haïtiens.

CAOUTCHOUC : C'est un pneu, une roue de voiture qui est souvent dans un état déplorable....!

CHEVAUCHER : se dit d'un individu se mettant en transe au cour d'une cérémonie vaudou, se trouvant ainsi "possédé" par une divinité ou un esprit du panthéon vaudou dont il devient l'interprète auprès des hommes le temps de la catalepsie. Le phénomène est très courant, il se constate aussi facilement qu'il est difficile à expliquer.

CAPITAINE : appellation courante et respectueuse donnée à toutes personnes vivant sur un bateau.

CHERIE ou CHOU CHOU : Appellation courante et sympathique donnée à toutes personne de l'autre sexe que l'on cherche à séduire.

CLAIRIN ou TAFIA : Rhum blanc haïtien, de fabrication artisanale, pas cher mais très fort et le plus souvent de qualité médiocre. L'abus provoque, après les habituels effets désinhibants recherchés, de redoutables maux de tête et d'inévitables aigreurs d'estomac…

COMPAS : Une musique et danse Haïtienne extrêmement populaire.

DECHOUQUER - DECHOUQUAGE : Vient de "Chouque" qui signifie: Racine. Déchouquer signifie donc littéralement: Déraciner. Depuis le 7 février 1986, date du départ de J.C.Duvalier pour la France, le mot s'applique en Haïti à l'épuration des dignitaires, structures et méthodes de l'ancien régime, en particulier, tout ce qui était "macoutes".

EN PILE ou AMPIL : Mot créole très couramment utilisé signifiant: Très, beaucoup, plein, nombreux, en grande quantité.

GOURDE : unité monétaire haïtienne appelé également "Piastre" qui se divise en 100 pour donner le "Kob" et se multiplie par 5 pour donner le "Dollar". Comme il existe des pièces d'un 1/2 dollar, d'un 1/4 de dollar et d'un 1/100 de dollar, vous comprendrez qu'il faut quelques temps pour s'y faire....!

HOUMFO : temple vaudou - HOUNGAN : prêtre vaudou (homme) - MAMBO : prêtresse vaudou (femme).

HOUNSI : assistante du prêtre vaudou. Souvent des jeunes femmes vêtues de blanc qui dansent et chantent interminablement durant les cérémonies. Ne font habituellement pas de difficultés pour accompagner le "visiteur" souhaitant approfondir à l'horizontale, ses connaissances ethnologiques sur les religions locales !

LIVARDE : Terme de vieille marine qui désigne l'espar, ou pièce de bois, servant à établir une voile aurique en lui assurant un soutient diagonale. La livarde va donc de la mi-mat jusqu'à l'angle du pic de la grande voile. On en trouve en France sur le gréement des "Optimistes".

LOA : Divinité, esprit, génie ou démon de la mythologie vaudou.

MACHINE : désigne n'importe quel moteur à explosion. Et par extension désigne également n'importe quel véhicule routier.

MAITRE : désigne tout enseignant ou professeur. "La langue du Maître" est donc en Haïti le Français qui n'est utilisé qu'à l'école par le Maître et par une minorité d'haïtiens (pas plus de 10 % de la population) qui a été correctement alphabétisés ! Paradoxe ou désir délibéré de ségrégation sociale, le Français est néanmoins, toujours la langue officielle en Haïti.

MARIAGE - PLACAGE - VIV'AVEC : le placage est une forme courante et admise de concubinage sanctionnée par une courte cérémonie chez les parents de la concubine. Le "viv'avec" est une autre forme d'union encore plus libre. En Haïti le visiteur est surpris (agréablement) par la grande liberté de moeurs qui se traduit par une assez forte instabilité des couples et la précarité des unions. La grande majorité des hommes ont des enfants de plusieurs femmes (avec plus de 10 femmes pour les plus fortunés...) tandis que, de leur coté, une assez forte proportion de femmes se sont fait faire des enfants dans différents lits. Dans le très remarquable "Atlas d'Haïti" réalisé par une équipe du C.N.R.S. français, on estime que le mariage ne concerne que 33% des unions, le "placage": 40%, le "viv'avec" et autres "fiançailles": 27% ...

TAP-TAP : mini-bus, camionnette ou camion de transport de passagers sur route. L'étonnante originalité des "tap-tap" réside dans les décorations peintes sur toute la surface du véhicule. Pas un véhicule n'y échappe, pas un centimètre carré qui n'est oublié ! Scènes religieuses ou païennes, fresques légères ou symboles vodouisant, humour créole, versets bibliques ou vie de saints, ex-votos, incantations mystique, déclaration d'amour et slogans politiques… Le tap-tap constitue la plus complète exposition itinérante d'art populaire que l'on puisse imaginer. Le douanier Rousseau, André Malraux et le Facteur Cheval se régalent rétrospectivement de ce résumé immédiat de l'inconscient collectif du peuple Haïtien ! Une merveille à voir de l'extérieur et un calvaire quand on est à l'intérieur !

SUET : (vent de SUET ) : Vent de sud-est bien sûr ! L'alizé, selon la saison, souffle dans la mer des Antilles du SUET ou du NORDET (nord-est).

VLE : Vouloir. - SI DIEU VLE : Si Dieu veut. Cette formule, révélatrice d'un certain fatalisme Haïtien, est constamment utilisée dans la conversation créole. En particulier elle sanctionne toujours la séparation de deux amis qui se serrant la main avant de s'éloigner se diront immanquablement, tout comme je vous le dit maintenant: " A PI TARD ! SI DIEU VLE " (à plus tard, si Dieu veut !).