Trois iles
 

Texte de voyage d'Alain Bosmans
 

Ste Hélène

Parti d'Abidjan le 14 octobre 1983 pour traverser l’Atlantique Sud avec un jeune équipier venu de France en avion, la première escale de la Cigale était prévu à l’île de Sainte Hélène au beau milieu de l’immensité océanique entre l’Afrique de l’Ouest et l’Amérique du Sud. Inutile de dire, le soulagement, la satisfaction, le bonheur et la fierté de l’équipage de La Cigale lorsqu’apparu au matin du 14ème jour, après une belle navigation au prés et au sextant, droit devant, au loin, la silhouette massive d’un gros rocher. St Hélène, minuscule territoire britannique située hors des routes transocéaniques habituelles et peu fréquenté par les voiliers hauturiers. Battue à longueur d’année par de puissants vents tropicaux, balayée de pluies diluviennes fréquentes, sans aéroport ni contact avec le reste du monde autre que par les escales entre Southampton et Cape-town (tous les 45 et 15 jours) d'un cargo anglais mixte (le « St Héléna » que l'on décharge et dont on débarque à l'aide de baleinières), l’escale à St Hélène se mérite. La première impression lorsqu’on s’approche de l’ile à la voile est plutôt hostile et rébarbative. Un relief tourmenté, un climat humide, une végétation tropicale dense et l’absence de port ou d’aéroport n’incitent guère les visiteurs à s’arrêter sur le rocher où mourut Napoléon et qui servit de prison aux britanniques pour séquestrer leurs ennemis durant la guerre des Boers.

Et pourtant, lorsque l’on met le pied à terre la première fois à St Hélène, (non sans agilité, lorsque les vagues le permettent, en sautant de l’annexe sur le quai à l'aide d'une corde à nœuds suspendue à un portique), tout le monde vous adressera la parole pour vous souhaiter la bienvenue. Habituellement, le soir même, le millier d’habitants que compte la capitale Jamestown, est au courant qu’un nouveau voilier est arrivé dans la baie, qu'il est français, qu’il vient d’Abidjan, qu’ils sont deux à bord et qu’ils ont l’intention de passer Noël sur l’ile avant de repartir pour le Brésil.

De votre coté, il ne vous faudra pas longtemps pas comprendre et découvrir que la seule route goudronnée qui traverse la bourgade et l’ile en sillonnant sur une vingtaine de kilomètres est tellement étroite que les rares véhicules qui y circulent doivent se croiser uniquement aux endroits ou la chaussée est élargie à cet effet tous les 500 mètres environ. Ce qui ralenti sensiblement la durée des déplacements, mais améliore par contre considérablement la nécessaire courtoisie des rencontres… Voulez vous visiter l’intérieur de l’ile et vous rendre à Longwood, la demeure où mourut Napoléon et dont les quelques hectares sont désormais territoire français, gouverné par un consul de France dont la mission principal est d’entretenir la mémoire du lieu où périt son illustre prisonnier ? Rien ne sera plus facile : Il suffira de se placer au bord de la route à la sortie de Jamestown et, sans même faire de moindre signe, le premier véhicule s’arrêtera pour vous transporter gratuitement où vous voulez.

C’est que les iliens de St Hélène sont d’une grande gentillesse et hospitalité. Si vous restez quelques temps, le dimanche on vous invitera à vous joindre au service religieux du Temple et vous ne couperez pas à partager le thé et les cakes l’après midi chez le pasteur et ses ouailles. L’épicier vous proposera les fruits et légumes de son jardin et le boulanger préparera, spécialement pour vous le jour de votre départ, un pain qui se conservera plusieurs jours durant votre traversée (qui sera nécessairement longue où que vous alliez en quittant St Hélène …). Régulièrement durant votre escale les pécheurs, de retour de mer, déposeront gracieusement dans votre cockpit quelques beaux poissons et, à l’occasion, vous proposeront de les accompagner dans une de leur surprenante journée de pêche au harpon.

Bien sûr vous ne tarderez pas à être invité par le Consul de France (qui apprécie les rares visites de ses compatriotes) à la résidence musée de  Longwood où il réside 6 mois de l’année. C’est alors dans les appartements de l’empereur déchu, assis dans un des fauteuils directoire où peut-être La Cases et Montholon rédigèrent le « Mémorial de St Hélène », que vous siroterez un thé offert par votre hôte le consul. Et avec un peu de chance, cet historien distingué spécialiste de l’histoire britannique du 19ème siècle et grand amateur de la poésie d’Oscar Wild, vous racontera dans le détail l’histoire étonnante de cette île du bout du monde…

Fernando do Noronha

Quelques 8 mois plus tard, la Cigale, en provenance de Salvador de Bahia, arrivait à Fernando do Noronha, une ile rocheuse brésilienne perdue en mer à 200 miles au large de la pointe la plus orientale du continent sud américain. Une ile sans port, d’accès difficile par mer, actuellement base militaire brésilienne après y avoir hébergé pendant plusieurs décennies un pénitencier de fâcheuse réputation… Une île minuscule de 10 km de long par un de large, sur laquelle un petit millier de militaires brésiliens et leurs familles coulent des jours paresseux reliés au continent une fois par semaine par une navette aérienne. En dehors de ce vol et des quelques voiliers qui y font escale de temps en temps en mouillant de façon plus ou moins précaire et confortable sous le vent de l’ile, Fernando do Noronha est un des endroits les plus isolés de l’Atlantique sud.

J'y passais 3 semaines en compagnie de deux charmantes jeunes filles françaises que j’avais pris la précaution d’embarquer comme équipières pour la traversée entre Salvador de Bahia et Cayenne. Il ne fait pas de doute que cette présence amicale et féminine durant le séjour de La Cigale à Fernando ne fut pas étrangère à l'extraordinaire souvenir que je garde de cette escale. Etait-ce le fait que, à la place du drapeau français, banalement tricolore et rectangulaire qui se dressait habituellement à l’arrière du voilier, on voyait maintenant flotter, accrochés aux filières et séchant au soleil, les triangulaires et multicolores sous vêtements de Catherine et Sylvie ? Toujours est-il que l’accueil reçu par la population de l’île fut en tout point remarquable. Pendant trois semaines à Fernando, nous eûmes l’impression qu’il était impossible de demander n’importe quoi à n’importe qui sans qu’immédiatement on se mette en quatre pour nous satisfaire au-delà de la demande.

Sympathie, chaleur, gentillesse, générosité se manifestaient lors de ces fantastiques « Churascos » organisées en notre honneur sur la plage. Quelle fête que cette nuit de la St Jean sur la place du village avec des guitares, des chansons, des quadrilles et de la « Caichassa » à profusion … Quels fabuleux contacts avec la nature dans cette baie où il suffisait de plonger pendant une demie heure pour  ramener assez de poissons et de langoustes pour inviter les 4 voiliers du mouillage à déjeuner. Quels souvenirs enfin de ces deux dernières journées avant le départ pour Cayenne passées dans la fameuse « baie des dauphins », connue pour servir de lieu de concentration, plusieurs mois par an, à ces fantastiques poissons qui jouent par centaine avec le nageur, tournent autour de lui et s'amusent à longueur de journée en mille et une cabrioles, sauts et facéties autour du bateau !

Les îles du Salut

Quelques mois plus tard, en quittant la Guyane, La Cigale décidait d’aller visiter les fameuses «  Iles du Salut » célèbres pour y avoir été, pendant plus d’un siècle, l’un des lieux de détention les plus sinistres que l’homme n’ai jamais imaginé et aménagé pour y punir d’autres hommes.

Les Îles du Salut sont constituées de 3 îles à quelques miles en mer au large de Cayenne. Sur l’île Royale, où se trouvait le centre administratif du bagne français, réside encore aujourd’hui les familles de quelques fonctionnaires territoriaux. Mais les deux autres îles sont totalement désertes : l’île St Joseph qui hébergea les installations pénitentiaires les plus durs du bagne français (la « guillotine sèche » longuement décrite par Papillon) et l’île du Diable (dont le seul prisonnier fut Alfred Dreyfus). Toutes les trois sont aujourd'hui envahies d’une végétation tropicale exubérante qui progressivement recouvre les ruines et vestiges de ces anciens lieux d’incarcération et de souffrance.

Avec mon équipier allemand Willy et en compagnie de 2 ou 3 voiliers amis nous avons vécu pendant 10 jours au mouillage sauvage des ces iles dites « du Salut », une véritable vie de Robinson. Se nourrissant de noix de coco et de cœurs de palmier que l’on trouve en abondance à terre, de poissons que l’on pêche sans difficulté à la palangrotte depuis les filières de son bateau, nous avons tous gardé de cette escale dans ces îles à la sinistre mémoire, le souvenir inoubliable d'un endroit fascinant d'une étonnante beauté sauvage.

Quand l'enfer devient Paradis

Pour le visiteur occidental faisant aujourd’hui escale dans l’une de ces trois sites de l’Atlantique sud, la surprise est grande et la constatation peu banale : Chacun de ces territoires, pour avoir été choisie du fait de leur isolement et de leur inaccessibilité pour servir d’enfer à ceux qui y étaient déportés, est devenu aujourd’hui autant de petits paradis pour le visiteur occasionnel. Que ce soit Ste Hélène qui fut la prison mortelle de Napoléon, Fernando do Noronha qui fut longtemps un lieu de déportation, ou encore le bagne de Cayenne et ses îles du Salut de sinistre mémoire, force est de constater que ces lieux, dont le seul nom faisait autrefois frémir d’horreur, se sont aujourd’hui transformé en  merveilleux lieux de vacances aux conditions de vie paradisiaques !

Encore convient-il de se demander combien de temps, ces conditions de vie idylliques subsisteront… Car si St Hélène et Fernando do Noronha semble encore suffisamment difficile d’accès pour conserver encore longtemps l’originalité de leur mode de vie, il n’en est déjà plus tout à fait de même aux « Iles du Salut » dont la proximité avec la Guyane Française et son centre aérospatiale de Kourou est en train d’encourager d’étranges initiatives touristiques… Déjà lors du séjour de La Cigale fin 84 il était question de construire un hôtel sur l’île Royale dans les anciennes cellules de bagnards… De temps en temps même, le week-end, on pouvait y voir des techniciens français venir de Cayenne piqueniquer à l’ile St Joseph emportant sur la plage de lourdes glacières de bouffes et de boissons, comme d'autres voila pas si longtemps au même endroit trainaient leur boulet !

Alors ! Si les paradis disparaissent ou qu'ils ne subsistent qu'à l'ombre des murs en ruines de  nos prisons désertes, où faudra-t-il donc aller pour chercher de nouveaux trésors ? Affaire à suivre …

Alain BOSMANS
Grenade
Avril 1985