La passion du voyage 

Texte de voyage d'Alain Bosmans
 

Depuis mon service militaire en Polynésie durant l'année 1968, jusqu'à mon retour en France en mars 1994, je n'aurai pratiquement jamais cessé de voyager et de vivre à l'étranger. Expatrié pendant 14 ans en Afrique (Congo, Gabon, Kenya et Côte d’Ivoire), bourlinguant pendant 11 ans sur un voilier en Amérique du sud et dans les Caraïbes, le tout ponctué de voyages divers et variés, un peu partout de par le monde, voyages professionnels ou d’agrément, sous tous les cieux, sur tous les continents, toutes les mers. En 25 ans, j’aurai en effet beaucoup, beaucoup voyagé…

J'ai connu des bazars, des marchés, des souks parmi les plus exotiques, les plus parfumés, les plus sordides. Je suis rentré dans les lieux de culte les plus sacrés : depuis l'université El Azhar du Caire jusqu’aux Stupas de Katmandou en passant par les Watts de Rangoon, le Taj Mahal d'Agra, les églises monolithes coptes de Lalibella en Ethiopie, le temple Jain de Calcutta et celui d’Eléphanta à Bombay, Notre Dame de Bonfim à Salvador de Bahia au Brésil, la mosquée bleue à Istanbul, le Mur des Lamentations à Jérusalem et les tours du World Trade Center à New York. J’ai connu les villes de St Pétersbourg et de Ndjamena quand elles s’appelaient encore Leningrad et Fort Lamy. J'ai visité les sites archéologiques les plus célèbres, depuis l'Acropole d’Athènes jusqu'aux vestiges de Persépolis en Iran, les temples de Pagan en Birmanie et ceux de Kadjurao aux Indes, les nécropoles de Louxor en Égypte et les ruines des temples de Baalbek au Liban, le grand Bouddha de Bamyian en Afghanistan, le Christ de Corcovado à Rio et le monastère Ste Catherine dans le Sinaï. J'ai été de Katmandou à Istanbul par la route et d'Afrique en Amérique à la voile. En Syrie, j'ai suivi le chemin de Damas en car et en Éthiopie je suis retourné aux sources du Nil bleu à dos d'âne. J'ai traversé l’Afghanistan en car pour découvrir à 3500m d'altitude les 5 lacs suspendus de Banda-Amir et je suis descendu en Land-rover dans le cratère de Ngoro-Ngoro en Tanzanie. J’ai traversé la forêt primaire de la grande Comores pour accéder à pied au cratère du Kartala alors en ébullition et j'ai fait du ski à la station des Cèdres au dessus de Beyrouth au Liban.

Plus tard, j’ai escaladé à pied pendant 3 jours les pentes du Mont Kenya pour y fouler, à plus de 5 000 m d’altitude sous l’équateur, les neiges éternelles et équatoriales de son sommet, avant de naviguer à la voile pendant 10 jours dans l’océan Indien, pour atteindre la réserve naturaliste de l’île Seychelloise d'Aldabra. J'ai me suis rendu en 1976 au Laos en touriste avant l’arrivée au pouvoir des Patets et en 78 à Moroni sur la grande Comores pour rencontrer  Bob Denard et ses mercenaires qui venaient d’y débarquer. Je me suis baigné avec les tribus Mollo dans le lac Turkana en Somalie et avec les fidèles du Gange à Bénarès. J'ai été météorologue et journaliste à Tahiti, consignataire de navires au Congo, exploitant hôtelier au Gabon et en Afrique du Sud, directeur d'agence Shipping au Kenya, chef d’un service de consignation maritime en Côte d'Ivoire, professeur de français à Grenade… J'ai chassé l'hippopotame sur le Kouilou au Congo et j'ai traversé le mur de la honte à Berlin ? J'ai assisté (enfin pas loin) à l'explosion d'une bombe atomique à Mururoa et au lancement (enfin pas loin) d'une fusée Ariane à Kourou. Je me suis assis sur le banc de Dreyfus à l’île du Diable au large de la Guyane, j'ai visité la dernière demeure de l'empereur à Ste Hélène et j’ai dormi dans l'hôpital Schweitzer de Lambaréné au Gabon. Je me suis fait masser à Bangkok, j’ai fumé de l'opium à Luang-Brabang, j’ai dansé la samba à Salvador de Bahia, j’ai cherché de l'or dans une rivière guyanaise, et.... j’ai du en oublier !

Mais pourquoi donc cette passion pour le voyage, le dépaysement, la découverte de l'autre ? Et tout d'abord qu'est-ce qui m'a ainsi poussé à faire dévier le cours normal de la vie que l'on me destinait...? Pour qui et pour quoi ai-je précocement décidé de sortir de cette ligne droite toute tracée, un parcours que mes parents, mon éducation, mes études et mes amis me destinaient...? Etait-ce un caprice d’enfant gâté, une réaction à une éducation étouffante et obtuse, un goût précoce et prononcé pour l’aventure, la quête d’un absolu romantique tôt alimenté par des lectures romanesques… ? Ou bien encore cette démarche exprimait-elle une incompatibilité profonde avec un mode de vie et une société dont je refusais les valeurs ? Et si tel était le cas qu’elles étaient les causes de cette incompatibilité, de ce refus ? Etaient-elles strictement personnelles, culturelles, psychologiques ? Ou bien n’y fallait-il pas plutôt en donner une signification sociale et politique : Etait-ce la société occidentale de consommation, capitaliste et consumériste, dans son évolution récente, qui me rendait la vie en son sein insupportable et m'incitait à en dénoncer les excès, à m'en désolidariser, et finalement à la fuir ....?

Ces questions me semblaient particulièrement pertinentes à poser lorsque, rentrant de temps en temps en France dans ma famille et parmi mes amis (qui avaient tous choisis des chemins plus traditionnels), je découvrais en les revoyant ce que j'aurais put devenir si je n’étais pas parti et je je trouvais alors plaisant de voir dans leurs attitudes et leurs réflexions vis-à-vis de mon parcours, la justification qu'ils apportaient au leur. Une chose me paraissait essentielle : En présentant une solution alternative à leur existence, en montrant â mes proches un comportement différent, un autre « eux-mêmes » qu'ils auraient pu choisir de devenir ; de même que je voyais en eux la concrétisation de ce qui m'avait été destiné et que j'avais refusé, nous touchions les uns et les autres un sujet brulant, une question clef, une préoccupation essentielle. Tant il est vrais que chacun en même temps qu'il construit le présent s'applique à justifier la signification de son passé et à découvrir le sens de son avenir.

Avec le temps, je crois avoir compris que l’on voyage moins pour découvrir ce que l'on ne connait pas que pour fuir ce que l'on connait trop.… Fuir l’ennui d’une existence qu’on juge blême ou étriquée, une société où l'on ne sait quoi faire, une famille qui ne vous comprend pas, un mode de vie qui ne vous convient pas … Finalement si l’on décide de voyager, par la route ou sur un voilier dans les mers du Sud, c’est rarement pour voir du pays, mais bien plutôt pour fuir le sien. On ne part pas pour voyager on voyage pour partir … La chose devenait claire : Il me fallait fuir ! Au plus tôt ! Alors qu'il était encore temps ! Fuir dans la démence ou bien aux antipodes, selon les aptitudes de chacun ! Et je n’étais pas loin de penser que si le monde sombrait dans la démence, c’était probablement que nous étions si peu nombreux à partir aux antipodes ! Et pour moi, ce serait les antipodes !

C'est ainsi qu'à Abidjan en 1992 j'ai acheté un voilier nommé "La Cigale 2 ". Et par un beau dimanche matin, je suis parti ! Enfournant le canal de Vridi, je suis parti droit devant, plein sud, vers l'horizon, toutes voiles dehors.Et pour la première fois, la première fois de ma vie, je me suis senti incroyablement libre, libre et maître de mon destin ! Persuadé qu'avec cette liberté là, on déplace des montagnes, on traverse des océans, on pourfend des moulins à vent, on accroche des chimères, on trousse des Chimène, on trouve des trésors....!

Alain BOSMANS
Grenade
Avril 1985.