La passion du voyage 

Texte de voyage d'Alain Bosmans
 

J'avais 4 ans lorsque mes parents occupaient leurs vacances annuelles à sillonner la France en voiture avec leurs 2 insupportables progénitures dont j'étais le puîné : Le Massif Central, les Vosges, le Jura, l'Alsace, les Alpes, la Côte d'Azur, les Châteaux de la Loire, la Bretagne, 1'Italie, …, chacune de ces régions ont ponctué les étés de mon enfance. A 12 ans, je prends seul le Car-ferry au Havre pour me rendre à Londres où m'attend la famille d'un jeune écolier anglais avec lequel je serais échangé pour un mois... Premières angoisses et premières libertés du voyage... La famille Barrow est bien là à m'attendre à la gare Victoria ... Ouf ! L’année suivante je me rends en train en Allemagne pour passer un mois dans une famille allemande avec l'espoir d'y apprendre la langue... Peine perdu, je ne saurai jamais parler le germain ; par contre, loin de la tutelle maternelle, étranger à l'étranger, curieux de tout, j'éprouve déjà cette puissante attirance pour l'inconnu, ce goût de l’altérité, cette soif de dépaysement qui ne me quitteront plus.

A 14 ans, pour me récompenser du succès (plutôt inattendu) au BEPC, je demande une guitare, l’instrument symbole aux yeux de l’adolescent romantique que je suis alors, d'une vie de vagabond et de liberté qu'incarne aux Etats-Unis le mouvement "beatnik". Les chansons de Dylan, les livres de Kerouac m'enthousiasment. Je lis Prévert, Vian, Sarthe, Camus, Queneau, Céline. Le jeune centralien Antoine chante ses « élucubrations » avec des cheveux longs et une belle désinvolture. Son départ sur la mer en voilier 15 ans plus tard ne me laissera pas indifférent… Pour l’heure, comme lui, je voudrais avoir des cheveux longs et mes parents s'y opposent catégoriquement. Autour de ce conflit dérisoire et pileux se cristallise la contestation d'une société et de ses valeurs que de nombreux jeunes rejettent de plus en plus fréquemment et qui seront, quelques années plus tard, sérieusement ébranlés au cours d’un joli mois de mai ! Un mois de mai auquel (hélas) je ne participerai pas… Etant alors déjà parti (par la grâce d’un service militaire devancé) aller chercher (avec succès) la plage, non pas sous les pavés du boulevard St Michel, mais à l’ombre des cocotiers polynésiens …

En attendant, j’ai à peine 17 ans et, de nouveau pour me récompenser d’un succès (quasi inespéré !) au premier bac, mon père (qui a des relations parmi les armateurs havrais) me propose d’effectuer un voyage initiatique au Maroc sur un caboteur hollandais de 1200 tonneaux. J'embarque à Rouen, je suis le seul passager à bord, je mange avec les officiers et j'ai accès à la passerelle. Je traverse le Golfe de Gascogne sans être malade et débarque à Casablanca 8 jours plus tard. Pas peu fier … C'est le premier contact avec l'Afrique et c'est le coup de foudre. Pendant plus d’un mois, je serais l'hôte d'une famille franco-marocaine qui me fera sillonner ce magnifique pays en voiture et autobus avant de rembarquer sur un autre caboteur qui fera escale au retour à Safi, Tanger, Lisbonne et Rouen. Le soleil, la mer, les ports, les médinas, les moquées, les souks et les femmes voilées, … Tout est déjà là… Je suis mordu ! Le poète avait raison : « La vrai vie est ailleurs… »

Un an plus tard, après un succès (tout à fait surprenant) au bac philo, et mes parents ne pouvant plus rien me refuser, je m’offre un été de « beatnik » à travers la France, l’Italie et la Grèce. Avec un ami havrais, nous partons en auto-stop et descendons sur la côte d'Azur, puis la Riviera italienne, s’arrêtant quelques jours pour visiter Florence, Rome et Sienne. Nous avons tous deux des cheveux courts, mais les pieds sont nus, les jeans délavés, le cœur en fête … Le soir, on chante Dylan dans les auberges de la jeunesse italiennes où se rencontrent toute une Europe qui rêve de changer la vie en écoutant les Beatles... A Ancône, nous rejoignons un groupe d'étudiants (et d'étudiantes !) rouennais en lettres qui organisent un voyage de visites archéologiques en Grèce avec l’un de leur professeur. Ce sera en 15 jours la découverte émerveillée du Péloponnèse, Athènes, Delphes, Délos, La Crête, … Un bien joli décor pour se déniaiser ! Je rentre seul en autostop à travers l'Italie et la Suisse… La rentrée universitaire en faculté de droit à Rouen me semble bien grise. C'est d'ailleurs moins les matières étudiées (le droit public et l'économie) que les perspectives d'avenir qu'elles offrent qui me rebutent le plus...

Le tournant décisif sera pris 2 ans plus tard, lors d'un nouveau long voyage de beatnik réalisé en solitaire à travers la Scandinavie et l’Europe de l’Est. Parti seul en avion jusqu’à Copenhague avec un sac à dos et une guitare en bandoulière, utilisant des moyens de transport les plus variés, travaillant un mois dans une ferme finlandaise à récolter du foin, allant jusqu’au cercle polaire en auto-stop, je finis par prendre un bateau à Helsinki pour Leningrad et je rentre en France en train à travers l’URSS, la Pologne, l’Allemagne de l’est et Berlin, puis l’Allemagne de l’ouest et la France jusqu’au Havre en auto-stop.  Je viens d'avoir 22 ans, j’ai échoué à mon examen d’entrée en troisième année de licence de droit et je n’ai plus aucune chance d’obtenir ce diplôme sans travailler énormément... Pour qui ? Pourquoi ? Pour quelle vie ? Je suis incapable de répondre à ces questions et j'ignore complètement ce je veux faire de ma vie. Par contre je commence à savoir ce que je ne veux pas qu’elle soit !

En septembre 1967, renonçant définitivement à la vie qu’on me destine, je décide d’abandonner mes études et résilie mon sursis militaire. Seconde classe dans l’armée de l’air, je fais mon C.I. sur une base aérienne prés de Colmar. Puis, volontaire pour partir n’importe où en outre-mer, je suis affecté à la station météorologique militaire de l’aéroport de FAA sur l’ile de Tahiti en Polynésie où, en cette fameuse année 1968, la France expérimente ses premières explosions thermonucléaires à Mururoa. J’y resterai 14 mois, travaillant occasionnellement et clandestinement (en plus de mes obligations militaires) comme rédacteur au journal quotidien local « Les Nouvelles de Tahiti ».

De retour en France, je cherche aussitôt à repartir. Le groupe français SCAC (avec lequel mon père entretient des « relations d’affaires »), spécialisé dans le transport international et possédant de nombreuses agences en Afrique, recrute des jeunes gens peu diplômés mais parlant bien l’anglais, célibataire et volontaire pour l’outremer. Après une courte formation à Paris, je suis affecté en mai 1969 à leur agence de consignation maritime du port de Pointe Noire en République du Congo (Brazza). J’y reste 4 ans et démissionne lorsque la société de restauration collective Sodexho me propose un poste plus intéressant de responsable commercial pour les chantiers à terre et barges off shore de recherche pétrolière en Afrique de l’Ouest basé à Port Gentil (Gabon). Trois ans plus tard, en mai 76, après un retour malheureux à leur siège parisien, je démissionne de la Sodexho et me fait à nouveau engagé par la SCAC qui m’envoie aussitôt à Mombasa (Kenya) diriger leur agence de shipping. J’y resterai 5 ans, voyageant énormément à partir de Mombasa un peu partout dans le monde (notamment pour des raisons professionnelles en Espagne, Pologne, Allemagne de l’Est, Madagascar, Réunion, Iles Maurice, Uganda et Tanzanie). Puis en mai 81, je suis affecté, toujours par la SCAC, à Abidjan où je travaillerai encore 2 ans et demi comme cadre expatrié à la direction du service de consignation et d’affrètement maritime. Le temps d’acheter « La Cigale », de préparer le voilier et moi-même à cette nouvelle vie et ce sera le grand départ le 14 octobre 1983…

En résumé, depuis ce service militaire en Polynésie, je n'aurai pratiquement jamais cessé de voyager et de vivre à l'étranger. Expatrié pendant 14 ans en Afrique (Congo, Gabon, Kenya et Côte d’Ivoire), bourlinguant depuis 2 ans sur un voilier en Amérique du sud, le tout ponctué de voyages un peu partout de par le monde, voyages professionnels ou d’agrément, sous tous les cieux, sur tous les continents, toutes les mers. En 18 ans, j’aurai en effet beaucoup, beaucoup voyagé…

J'ai connu des bazars, des marchés, des souks parmi les plus exotiques, les plus parfumés, les plus sordides. Je suis rentré dans les lieux de culte les plus sacrés : depuis l'université El Azhar du Caire jusqu’aux Stupas de Katmandou en passant par les Watts de Rangoon, le Taj Mahal d'Agra, les églises monolithes coptes de Lalibella en Ethiopie, le temple Jain de Calcutta et celui d’Eléphanta à Bombay, Notre Dame de Bonfim à Salvador de Bahia au Brésil, la mosquée bleue à Istanbul, le Mur des Lamentations à Jérusalem et les tours du World Trade Center à New York. J’ai connu les villes de St Pétersbourg et de Ndjamena quand elles s’appelaient encore Leningrad et Fort Lamy. J'ai visité les sites archéologiques les plus célèbres, depuis l'Acropole d’Athènes jusqu'aux vestiges de Persépolis en Iran, les temples de Pagan en Birmanie et ceux de Kadjurao aux Indes, les nécropoles de Louxor en Égypte et les ruines des temples de Baalbek au Liban, le grand Bouddha de Bamyian en Afghanistan, le Christ de Corcovado à Rio et le monastère Ste Catherine dans le Sinaï. J'ai été de Katmandou à Istanbul par la route et d'Afrique en Amérique à la voile. En Syrie, j'ai suivi le chemin de Damas en car et en Éthiopie je suis retourné aux sources du Nil bleu à dos d'âne. J'ai traversé l’Afghanistan en car pour découvrir à 3500m d'altitude les 5 lacs suspendus de Banda-Amir et je suis descendu en Land-rover dans le cratère de Ngoro-Ngoro en Tanzanie. J’ai traversé la forêt primaire de la grande Comores pour accéder à pied au cratère du Kartala alors en ébullition et j'ai fait du ski à la station des Cèdres au dessus de Beyrouth au Liban.

Plus tard, j’ai escaladé à pied pendant 3 jours les pentes du Mont Kenya pour y fouler, à plus de 5 000 m d’altitude sous l’équateur, les neiges éternelles et équatoriales de son sommet, avant de naviguer à la voile pendant 10 jours dans l’océan Indien, pour atteindre la réserve naturaliste de l’île Seychelloise d'Aldabra. J'ai me suis rendu en 1976 au Laos en touriste avant l’arrivée au pouvoir des Patets et en 78 à Moroni sur la grande Comores pour rencontrer  Bob Denard et ses mercenaires qui venaient d’y débarquer. Je me suis baigné avec les tribus Mollo dans le lac Turkana en Somalie et avec les fidèles du Gange à Bénarès. J'ai été météorologue et journaliste à Tahiti, consignataire de navires au Congo, exploitant hôtelier au Gabon et en Afrique du Sud, directeur d'agence Shipping au Kenya, chef d’un service de consignation maritime en Côte d'Ivoire, professeur de français à Grenade… J'ai chassé l'hippopotame sur le Kouilou au Congo et j'ai traversé le mur de la honte à Berlin ? J'ai assisté (enfin pas loin) à l'explosion d'une bombe atomique à Mururoa et au lancement (enfin pas loin) d'une fusée Ariane à Kourou. Je me suis assis sur le banc de Dreyfus à l’île du Diable au large de la Guyane, j'ai visité la dernière demeure de l'empereur à Ste Hélène et j’ai dormi dans l'hôpital Schweitzer de Lambaréné au Gabon. Je me suis fait masser à Bangkok, j’ai fumé de l'opium à Luang-Brabang, j’ai dansé la samba à Salvador de Bahia, j’ai cherché de l'or dans une rivière guyanaise, et.... j’ai du en oublier !

Mais pourquoi donc cette passion du voyage ? Et tout d'abord qu'est-ce qui m'a ainsi poussé à faire dévier le cours normal de la vie que l'on me destinait...? Pour qui et pour quoi ai-je précocement décidé de sortir de cette ligne droite toute tracée, un parcours que mes parents, mon éducation, mes études et mes amis me destinaient...? Etait-ce un caprice d’enfant gâté, une réaction à une éducation étouffante et obtuse, un goût précoce et prononcé pour l’aventure, la quête d’un absolu romantique tôt alimenté par des lectures romanesques… ? Ou bien encore cette démarche exprimait-elle une incompatibilité profonde avec un mode de vie et une société dont je refusais les valeurs ? Et si tel était le cas qu’elles étaient les causes de cette incompatibilité, de ce refus ? Etaient-elles strictement personnelles, culturelles, psychologiques ? Ou bien n’y fallait-il pas plutôt en donner une signification sociale et politique : Etait-ce la société occidentale de consommation, capitaliste et consumériste, dans son évolution récente, qui me rendait la vie en son sein insupportable et m'incitait à en dénoncer les excès, à m'en désolidariser, et finalement à la fuir ....?

Ces questions me semblaient particulièrement pertinentes à poser lorsque, rentrant de temps en temps en France dans ma famille et parmi mes amis (qui avaient tous choisis des chemins plus traditionnels), je découvrais en les revoyant ce que j'aurais put devenir si je n’étais pas parti et je m'amusais alors à lire dans leurs attitudes et leurs réflexions vis-à-vis de mon parcours, la justification qu'ils apportaient au leur. Une chose me paraissait essentielle : En présentant une solution alternative à leur existence, en montrant â mes proches un comportement différent, un autre « eux-mêmes » qu'ils auraient pu choisir de devenir ; de même que je voyais en eux la concrétisation de ce qui m'avait été destiné et que j'avais refusé, nous touchions les uns et les autres un sujet brulant, une question clef, une préoccupation essentielle. Tant il est vrais que chacun en même temps qu'il construit le présent s'applique à justifier la signification de son passé et à découvrir le sens de son avenir.

Avec le temps, je crois avoir compris que l’on voyage moins pour découvrir ce que l'on ne connait pas que pour fuir ce que l'on connait trop.… Fuir l’ennui d’une existence qu’on juge blême ou étriquée, une société où l'on ne sait quoi faire, une famille qui ne vous comprend pas, un mode de vie qui ne vous convient pas … Finalement si l’on décide de voyager, par la route ou sur un voilier dans les mers du Sud, c’est rarement pour voir du pays, mais bien plutôt pour fuir le sien. On ne part pas pour voyager on voyage pour partir … La chose devenait claire : Il me fallait fuir ! Au plus tôt ! Alors qu'il était encore temps ! Fuir dans la démence ou bien aux antipodes, selon les aptitudes de chacun ! Et je n’étais pas loin de penser que si le monde sombrait dans la démence, c’était probablement que nous étions si peu nombreux à partir aux antipodes ! Et pour moi, ce serait les antipodes !

C'est ainsi qu'à Abidjan en 1992 j'ai acheté un voilier nommé "La Cigale 2 ". Et par un beau dimanche matin, je suis parti ! Enfournant le canal de Vridi, je suis parti droit devant, plein sud, vers l'horizon, toutes voiles dehors.Et pour la première fois, la première fois de ma vie, je me suis senti incroyablement libre, libre et maître de mon destin ! Persuadé qu'avec cette liberté là, on déplace des montagnes, on traverse des océans, on pourfend des moulins à vent, on accroche des chimères, on trousse des Chimène, on trouve des trésors....!

Alain BOSMANS
Grenade
Avril 1985.